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Cet ouvrage est un legs transmissible à perpétuité et non un conte destiné à charmer l’oreille un instant. »

Le maître de Thucydide pour les lettres avait été Antiphon, redoutable orateur, qui fut condamné à mort par ses adversaires politiques ; son maître pour la philosophie fut Anaxagore, le doctrinaire de l’intelligence, cet admirable idéaliste qui disait : « L’Esprit est répandu dans tout, il anime tout. » Auprès d’Anaxagore, Thucydide rencontra les disciples de ce haut maître : Périclès, Euripide, Archélaüs et, sans doute, Socrate. Le maître et les disciples, tous furent poursuivis par l’envie et la haine des démagogues. Anaxagore condamné comme Socrate, accusé de trahison (de médisme) comme Antiphon, s’enfuit et vécut en exil comme Thucydide. Quelle profusion de dévouemens et de talens gaspillent ainsi les démocraties !

C’est un fait constaté souvent par l’histoire que les peuples sont menacés du plus grand péril au moment de leur plus grande prospérité. L’aisance, la richesse, le bien-être, la douceur des mœurs, la confiance mutuelle encouragent l’audace, l’intrigue, la corruption, d’où naissent les discordes civiles ; et bientôt, la rencontre de la violence et de la pusillanimité produit une rapide décadence. C’est ainsi qu’on vit cette noble République Athénienne s’incliner vers sa chute à l’heure de son apogée, tandis que cette ville de l’Intelligence regorgeait de génie et de patriotisme.

Thucydide vit et prévit ces choses : il les burina, pour l’avenir, d’après le modèle vivant : « Il survient, dans les cités, par esprit d’anarchie, de sédition, beaucoup de calamités qui se reproduiront tant que la nature humaine sera la même.... Tous ces maux résultent du désir de dominer qu’inspirent la cupidité et l’ambition, d’où naît l’ardeur des rivalités : car ceux qui, dans la ville, président aux affaires, adoptant pour politique spécieuse, selon leurs intérêts, ceux-ci la cause populaire, ceux-là la cause modérée, se proposant, à les croire, le bien public, mais ne visant, en réalité, qu’à se supplanter les uns les autres, se portent aux derniers excès. Ils poursuivent leurs rivaux, leur infligent des peines plus grandes que ne l’exigent la justice et l’intérêt de l’Etat, se réglant toujours sur ce qui plaît à leur propre parti. Lorsqu’ils s’emparent du pouvoir, soit par le hasard d’un vote, soit même par la force, leur but unique est d’assouvir leur ambition du moment. Aucun des