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enragée névrose me laisse à peine trois heures par jour, qu’il faut donner à mon métier. Après ces trois heures de travail, je ne vaux plus rien pour rien. J’ai mal aux jambes, aux reins, à la main et à l’esprit, tout est lié, je traîne et chancelle ! Le beau temps que j’attendais, avec impatience, n’y fait rien. Jusqu’à la fin d’avril j’ai eu froid. Mai commence, et j’ai déjà trop chaud. On délibère de m’envoyer à quelques eaux ! Je n’ai pas de mal, sinon que je ne puis aller ! Je languis, je me traîne, et l’impatience me gruge en petit morceaux. Je suis dans une glu invincible et indissoluble. Si ma dignité le permettait, je dirais que c’est embêtant, et que je suis embêté ! Plaignez-moi ; dites-lui que je l’aime bien, et qu’elle m’écrive ; mes beaux jours sont ceux où je reçois une lettre d’elle ! Alors je me sens délié, ce n’est qu’un moment, mais il est bon !

Mille complimens à Mme Bleuet. Quant à elle, ce que j’ai à lui dire, je ne puis le dire qu’à elle, et elle seule peut l’entendre ! Ce sera pour demain. Je vous embrasse et me sauve au métier.


A Madame Léontine Fay-Volnys, à Nice.


Le 1er juillet 1875.

Ma chère amie, c’est cette chienne de névrose, qui continue de n’en finir pas, et qui me mène, je suis forcé d’en convenir, à un certain dégoût de la vie. Il est fâcheux de trébucher quand on marche, quand on parle, quand on écrit et l’on arrive à perdre tout désir de se montrer, quelque beau que l’on se sente en soi. Je me regarde, je me touche et je me dis : Je suis un fantôme ; je vais tout à l’heure me dissiper. Mais d’un autre côté, je me sens si vivant dans mon cœur que je suis perpétuellement tenté de céder à l’illusion : ma foi, marche ! dis au moins à cette pauvre Yelva[1] que tu n’es pas sourd, que tu sens avec délices qu’elle est là, que tu l’aimes plus que jamais. Si tu tombes en chemin, elle te relèvera.

Ma bonne Léontine, ma chère retrouvée, c’est la vérité pure que je vous dis. Votre cœur charmant, votre charmant esprit, votre courage et votre allégresse à tout bien me persuadent que je vis encore, dans cette sorte de mort où je me trouve depuis

  1. Personnage que Léontine Fay avait si merveilleusement incarné, vers 1830, que le nom lui en était resté.