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silhouettes de dîneurs s’agitaient sur un fond sanglant d’andrinople, et Pointis devina qu’il était arrivé.

Déjà, une foule hétéroclite, en groupes compacts, avait envahi les petites tables. Les verres crasseux des photophores évoquaient, sans les remplacer, les lampes électriques aux abat-jour fleuris des grands restaurans. Des couverts de fer et d’étain, des couteaux sinueux, des verreries grossières, s’étalaient sur les nappes sales et les serviettes trouées. Des poteaux mal équarris et chancelans soutenaient une toiture en carton imperméable, et le vent frais du large faisait regretter les murs absens. Mais le site était si bien choisi, le chant de la mer était si berceur, le Casino était si proche pour les digestions difficiles que le « Café de Toulouse » méritait vraiment la clientèle des élégances de Rabat.

Debout au milieu du hangar encombré, Pointis cherchait en vain des yeux une place. Le gérant, dédaigneux, avait appris à ce provincial qu’on devait retenir sa chaise une semaine à l’avance. Il réussit pourtant à se caser près d’un poteau gênant et, résigné à la patience, il attendit les faveurs intermittentes des garçons. D’ailleurs, il s’amusait. Des éclats de voix triomphantes et des gestes exubérans lui dénonçaient ceux qui, le matin, avaient « vu le Résident général. » Des femmes trop fardées riaient sur les notes aiguës, pour faire admirer leurs boas en plumes de volaille et leurs hermines en poils de lapin. Des broussards en bombe prouvaient, par les confidences de leurs têtes penchées, qu’ils n’oubliaient pas les affaires au milieu des plaisirs. A la table voisine, des officiers aux uniformes variés discutaient âprement, Pointis entendit quelques noms connus, et son attention se concentra. Des effectifs, des plans de campagne, des appréciations admiratives ou mordantes fusaient dans le brouhaha des interlocuteurs qui parlaient sans s’écouter. Il examina ces jeunes gens aux physionomies ouvertes, aux yeux ardens, aux mâchoires volontaires, que grisait l’imminence des luttes prochaines et des lendemains douteux. Du sous-lieutenant au chef de bataillon, ils étaient confians, loquaces et fraternels. Ils n’avaient rien du miles gloriosus, mais ils n’étaient pas fâchés de faire savoir à la cantonade qu’ils allaient bientôt se mesurer contre les Zaër. Leur prestige de guerriers en route pour la mort attirait sur eux la sympathie apitoyée des femmes, l’intérêt envieux des hommes, et il égalait presque