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d’abord au seuil de ce monde étranger, — autre monde, autres terres, autres âmes, — puis elle s’y plonge, la devine et s’en rend maîtresse. Dieu ayant promis à l’homme qu’il serait le roi de l’Univers, c’est-à-dire qu’il le comprendrait tout entier, pour peu qu’il sût le voir et l’aimer.

J’ai donc couru l’Ukraine, le pays du Dnieper, et ce qui demeure des grandes forêts à la lisière des steppes. Ce furent au début de tels étonnemens, de telles nouveautés, que je désespérai de pouvoir jamais les traduire. Je me serais écrié volontiers comme Quintilien : « Nous n’avons pas trouvé les mots avec lesquels nous pourrions parler de ceci. « Je m’étais flatté à la légère que la pratique du vieil Orient m’aiderait à comprendre la nature et le monde slaves : non, c’est autre chose. Là-bas, les lignes étaient simples et immobiles, les hommes endormis sur un fond de civilisation que notre éducation première nous a fait connaître ; une lumière radieuse mettait tout en plein relief ; on pouvait sans trop de peine saisir et rendre les contours. — Ici, les lignes sont ondoyantes et fugitives, la clarté douteuse, toute de reflets changeans : mirages des marais, mirages des steppes, mirages des neiges. — Et puis toujours ce double et difficile caractère d’un monde très vieux ou très jeune, suivant qu’on le regarde ; rien de précis et d’arrêté, tout en formation ; des plaines et des âmes qui échappent, à perte de vue, sans repère fixe. — Je ne rapportai de ma première tournée d’Ukraine que des impressions confuses, le sentiment d’avoir mal vu.

J’y revins à d’autres reprises, je laissai agir le temps, le bon maître. Il n’est rien de tel que d’user les choses et de s’y accoutumer : à mesure que la nouveauté s’émousse, on se fait aux aspects, on les voit plus réels, aux dépens peut-être de la couleur ; ce qui est entré dans notre vie quotidienne nous devient simple ; l’imagination se refroidit, mais le jugement s’affine, les notions se classent ; les grands traits se dégagent, le relief de la contrée indécise émerge de la brume, incomplet sans doute, mais fixé sur quelques points : telle la carte qu’on imagine, quand on rêve d’une planète qui se condense au sortir du chaos liquide.

Ce soir, un long soir d’hiver qui m’a fait rechercher l’illusion des courses de mai, j’ai pris courage en ruminant mes notes des étés passés ; j’y ramasse au hasard une brassée de