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souvenirs. C’est peu de chose, des crayons, des silhouettes, les points d’attaque de ce qu’on devait écrire et de ce qu’on n’écrira jamais, les propos interrompus du carnet de voyage. Celui qui les a jetés là y retrouve seul une longue série d’images et de pensées ; à ceux qui ont traversé les mêmes chemins, ces esquisses rappelleront du moins des impressions plus complètes et des tableaux oubliés ; au plus grand nombre, elles parleront de choses inconnues, mais en donnant peut-être à quelques-uns le désir de venir connaître. Bonne curiosité du voyage, vertu salutaire, comme on serait heureux de croire qu’on a pu t’aviver ! Connaître, c’est comprendre ; comprendre, c’est excuser : et tout le secret de la vie n’est-il pas l’indulgence ?

Voilà pourquoi, au retour des pays lointains, j’en par le volontiers aux gens de mon pays.


Le chemin de fer a couru durant une heure en pleine forêt. Il nous a laissés près de Briansk, dans les grands bois qui couvraient jadis tout le Nord de la Petite-Russie. Un tarantass[1] attelé de six chevaux doit nous faire franchir les 80 verstes qui nous séparent de W... De mon premier contact avec la terre d’Ukraine, dont nous venons d’atteindre la limite septentrionale, j’ai gardé une impression très vive. Les petits chevaux du Dnieper emportent au galop notre lourde machine par un chemin à peine indiqué, qui s’évanouit souvent dans les prés ou dans les friches. Le postillon harcèle ses bêtes du fouet et de la voix ; il semble, comme elles, se griser de mouvement et d’espace dévoré. Je ne répondrais pas que quelques verres de vodka ne l’aient pas préparé à cette ivresse plus noble : mais l’explication n’est pas nécessaire. L’amour de la vitesse est une des passions caractéristiques du Russe ; ce n’est pas qu’il attache au temps un prix particulier, loin de là : mais il s’abandonne délicieusement à la volupté d’une course folle, en traîneau, sur le tapis de neige déroulé à l’infini. On dirait que l’immensité de sa patrie l’oppresse et l’excite, que ses mornes horizons le sollicitent à fuir plus vite leur ennui, à chercher on ne sait quoi au delà d’eux. C’est la hâte fiévreuse du marin sur le monotone Océan.

  1. Longue calèche sans ressorts.