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auxquels la terre a appartenu jadis. Les guerriers kosaks, serrant leur cimeterre sur leur riche pelisse, dardant un regard fixe sous leur grand bonnet de fourrure, justifient par leur haute mine les exploits que leur prêtent les légendes slavonnes, inscrites en lettres d’or au bas de leurs portraits. C’est Stenko Dimitritch, un lieutenant dé Bogdan Chmelnitzki, vainqueur des Polonais à Pilava, pris dans une embuscade et emporté par ordre du féroce Jérémie Vichnevski ; puis Siméon Dorochensko, tué aux côtés de Mazeppa durant la fuite à Bender ; d’autres encore, et après eux leurs épouses ; celles-ci ne sont guère plus avenantes, malgré leurs chemises petites-russiennes aux broderies de couleurs vives ; le peintre a flatté leur piété en leur donnant une vague ressemblance avec les maigres saintes des icônes domestiques.

Ces vénérables images sont dues au pinceau des compagnons valaques qui parcouraient autrefois le Sud de la Russie et payaient ainsi l’hospitalité des boiars. Sous les yeux des bons ancêtres, la longue table est dressée pour le souper et la veillée qui suivra : à l’un de ses bouts trône le samovar. On pourrait traduire en Russie par ce mot essentiellement national notre expression de foyer, avec toutes les idées qu’elle symbolise. L’homme du Nord, obligé de cacher le foyer derrière les cloisons maussades d’un poêle, ne trouve pas comme nous son centre domestique sous le manteau de la cheminée ; le dieu pénate de sa maison, c’est la machine toujours brûlante et chantante, source de chaleur et de vie, qui verse sans relâche, durant les longs mois d’hiver, la boisson réconfortante ; comme chez nous le tison entre les chenets, le samovar attire et retient les heures oisives, les longs propos, les visiteurs amis ou les rêveries solitaires. Notre enfance, grandie dans l’âtre de quelque vieille maison provinciale, a confié ses imaginations folies aux flammes jaunes et bleues qui sifflent entre les bûches de chêne ; le Russe, lui, a un autre confident pour ces choses intérieures ; le samovar est là, avec sa panse de cuivre poli qui reflète les chimères évoquées, son chant monotone qui les berce, sa spirale de fumée qui les emporte et les disperse. Atre ou samovar, amis différens donnés à l’homme pour partager son épargne de pensées, miroirs divers qui lui renvoient, au Sud comme au Nord, des joies, des tristesses et des espérances communes à l’humanité sous tous les cieux.