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Autour de la large table où ronfle la bouilloire se groupe une nombreuse famille. Autre mot qu’il faut prendre, dans la province russe, au sens vieilli et étendu qu’il comportait autrefois chez nous. Après les enfans et les petits-enfans, échelonnés aux côtés de l’aïeule qui préside le haut bout de cette table, vient tout un clan patriarcal de demi-serviteurs, sorte de parenté d’adoption sur les confins de la domesticité. Il y a là de vieilles filles nobles sans fortune, orphelines d’officiers tombés dans quelque bataille sous les ordres du maître de céans, et qui payent le gîte et le couvert par une légère surveillance dans une des branches du ménage ; des gouvernantes affranchies au temps du servage par l’affection de la maîtresse ; le vieil intendant en retraite et l’intendant en activité ; le médecin du district, parfois un gros fermier, qui sais-je encore ? Tout un petit monde familier et cordial, où ne se remarque aucune dissonance servile ; braves gens qui seraient également surpris, bienfaiteurs et obligés, si on leur demandait à quel degré de la table commune le lien du sang finit, le lien du bienfait commence.

A ce propos, on étonnerait plus d’un Français en lui disant que cette Russie, qu’il se figurait volontiers partagée en deux castes tranchées, les esclaves et les maîtres, est en réalité le pays où l’égalité sociale existe le plus naturellement dans les mœurs. L’histoire nous en donne la raison : en ce pays, la constitution de la noblesse n’a pas été le fait d’une conquête militaire ; elle est sortie peu à peu du sein du peuple, par les hasards des siècles, et plus tard par le service de l’Etat ; la misère, la décadence des familles la font rentrer parfois dans ce même peuple, insensiblement et sans secousse trop marquée. La race est profondément une et homogène. Les usages de la langue traduisent cet état social d’une façon frappante. Chez nous, l’homme en blouse qui aborde l’homme en habit lui dit invariablement « Monsieur ; » il lui a dit jadis « Monseigneur, » il dira parfois « citoyen, » mais sous l’empire d’une colère sociale. L’homme en habit a appelé longtemps l’homme en blouse « vilain, » puis « mon ami ; » aujourd’hui, devant les progrès constans du sentiment égalitaire, il cherche parfois avec une gêne visible le terme qui lui manque ; qu’au lieu de blouse il voie des haillons, il dira sans hésitation « mon bravo homme. » En Russie, la langue usuelle n’a pas d’équivalent à