Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/940

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rendre les paroles d’une langue en ceux d’une autre n’est pas plus raisonnable que d’envoyer quérir un étui en France pour un instrument anglais dont on ne sait pas, en France, la forme ni l’usage : parce que les mots de différentes langues ne s’accordent pas mieux que cela.


Le profond observateur qu’était John Locke a tout de suite et merveilleusement compris, en feuilletant un dictionnaire français, à quel point la différence intime des langues rendait « déraisonnable » tout effort pour traduire, par exemple, une pensée anglaise au moyen d’un emploi « littéral » des mots français équivalons. Mais le fait est que lui-même, dans ses lettres à Thoynard, s’est constamment servi de cette fâcheuse « manière ordinaire » de transporter « les paroles de sa langue en celles d’une autre. » A chaque ligne nous avons l’impression de le voir « quérir en France un étui » pour un « instrument anglais » qui ne s’accommode pas d’être ainsi revêtu d’une enveloppe étrangère. Ni ses lectures françaises antérieures et le long travail que lui a coûté la traduction des premiers Essais de Morale de Nicole, ni les deux années de son mémorable séjour à Paris et à Montpellier n’ont réussi à lui révéler, si peu que ce fût, en quoi consistait exactement la diversité foncière qu’il reconnaissait, pourtant, mieux que personne, entre notre langue et la sienne propre. Tout au plus la constatation de cette diversité l’amenait-elle, par instans, à s’interrompre au milieu d’une phrase française pour tâcher à formuler plus fidèlement en langue latine telle opinion ou tel sentiment qui lui tenait au cœur. Ses dernières lettres à Thoynard, surtout, abondent en passages comme celui-ci : « Outre les amis, par votre bonté j’ai Perrault, la Connaissance du Temps, deux exemplaires, les Nouvelles Découvertes d’avril, et l’Éclaircissement de notre Bernier, quem ut ut argutus sit disputator, et vere doctor subtilis, mallem tamen si daretur optio historicum. »

J’ajouterai que, — autant du moins que j’en puis juger, — son maniement du latin, pour être plus facile que celui du français à l’ancien fellow de l’université d’Oxford, atteste cependant chez lui la même maladresse à s’exprimer en des termes étrangers. Ses quelques lettres latines à Thoynard et toutes ses lettres à son ami hollandais, le théologien van Limborch, nous le montrent « anglicisant » à plaisir la langue de Cicéron, parmi toute sorte de néologismes imprévus et d’étranges incorrections grammaticales qui auront dû sans doute, plus d’une fois, mettre à une dure épreuve la pénétration littéraire ou philologique de ses deux correspondans. Lui-même d’ailleurs nous laisse deviner expressément à plus d’une reprise que Thoynard, en particulier, n’est point parvenu à comprendre le sens véritable d’une phrase