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Feu a soutenu, un jour, qu’il était arrivé au nietzschéisme ou à ce qu’on appelle ainsi en dehors de Nietzsche, rien qu’en suivant la pente naturelle de sa pensée ; mais cette affirmation est contredite par ce qu’il a maintes fois déclaré lui-même.

C’est vers 1892 que M. d’Annunzio, lecteur infatigable, serait entré en contact pour la première fois avec les éclatans paradoxes du penseur allemand. Il Trionfo della morte qui parut en 1894 témoigne déjà d’une certaine familiarité avec la doctrine de ce philosophe. Le héros du Triomphe de la mort est encore et toujours un être à la fois sensuel et intellectuel ; mais la sensualité, chez Giorgio Aurispa, est plus franchement intellectuelle, plus nettement cérébrale que chez ses devanciers : les Andrea Sperelli et les Tullio Hermil. Giorgio Aurispa, cherchant, comme Tullio Hermil, une « voie de sortie » à la sensualité, pense la trouver dans la religion du Surhomme : « La parole de Zarathoustra, écrit son biographe, paraissait à Giorgio Aurispa la plus vivante et la plus noble qui eût jamais été proférée par un poète ou par un philosophe des temps modernes. Dans sa mollesse, sa dépression, son hésitation, dans son état d’infirmité, il avait tendu l’oreille et ressenti un trouble profond, à cette voix nouvelle qui raillait avec de si âpres sarcasmes la débilité, l’irritabilité, la sensibilité maladive, le culte de la pitié, l’évangile du renoncement, le besoin de croire, le besoin de s’humilier, le besoin de racheter et de se racheter, en somme tous les plus ambigus besoins de l’époque, toute la misère de la vieille âme européenne, ridicule, efféminée, toutes les monstrueuses efflorescences de la pourriture chrétienne (sic) dans les races décrépites. » Parlant, cette fois, en son nom personnel et non plus par la bouche d’un de ses héros, M. d’Annunzio a écrit un jour : « Ce qui me frappa dans l’œuvre de Nietzsche, ce fut la rencontre d’une âme tragique, pareille à la mienne. Et depuis lors, j’ai senti sa pauvre main tremblante m’accompagner. » Même aveu d’affinité dans l’ode Pour la mort d’un destructeur : « Je le chanterai, déclare le poète, moi, fils des Hellènes, dans une ample ode au vol puissant, pour m’être écrié, quand j’ouïs, solitaire, sa voix solitaire : Il est pareil à moi, ce dur barbare. »

M. d’Annunzio, composant cette ode, ne songeait point encore à nier l’influence de Nietzsche. De fait, elle n’est pas niable. Frédéric Nietzsche, intellectuel raffiné lui-même, a