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Mais il fallait aussi qu’on pût distinguer la pleine signification de cette œuvre et, dans cet art, une idéologie : car l’œuvre de M. André Suarès mérite la double couronne ; elle a cette double beauté.

Il est possible, d’autre part, que M. André Suarès donne lui-même une importance exagérée au système de sa pensée. Je ne l’affirme pas. Dégagée de l’appareil qui la contraint, cette littérature ne fleurit-elle pas mieux ?… Caërdal affiche la haine des doctrines ; et il écrit : « L’homme de génie n’a pas de doctrines. » Mais il ajoute : « Elles varient avec ses propres efforts à vivre ; car on ne vit point, à moins de renouveler continuellement sa vie. » Et c’est encore une doctrine, je le disais. Caërdal, qui réprouve les doctrines, s’échappe rarement de ses doctrines, moins changeantes qu’il ne le croit.

Ce sont les doctrines de la conquête. Or, j’annonçais : après la conquête, le règne. Il me semble qu’au point où est arrivée l’œuvre de cet écrivain, nous assistons à l’accomplissement de la conquête et, pour ainsi parler, aux préludes du règne. On voudrait, à présent, que la polémique aboutît à la sérénité. Caërdal avait à écarter, fût-ce par la violence, les barbares. Ne les a-t-il pas écartés ? S’il continue de les maltraiter, les dédaigne-t-il suffisamment ? Il les dédaigne ; et il s’apaise. Son dernier livre, l’adorable Cressida, témoigne d’un esprit qui, après tant de combats, sait profiter de la victoire. Cressida et Troïlus, et puis Hélène qui a vieilli, Ménélas qui s’est conservé, Andromaque embellie de sa tristesse, et Diomède si fougueux, et le raisonnable Ulysse, Pandarus qui, de sa tour, répand des vérités premières et, descendu de sa tour, débite des sornettes, à l’occasion scandaleuses, et l’ombre de Pâris élégante et vaniteuse, et Polyxène au tombeau, et Cressidès vont et viennent dans ce poème, allégories amusantes du désir, de l’amour et de la mort, et de la frivolité, petite mort perpétuelle. Leur querelle est un badinage trempé de larmes. Et Cressida, tout en pleurant, comme elle rit ! tout en souriant, comme elle pleure ! Dans son bavardage de coquetterie, passent de telles phrases : « La nuit est la cendre bleue d’un jour qui s’est consumé de tendresse ; » de telles phrases, qui sont les plus fines conquêtes de Caërdal et ses promesses magnifiques.

André Beaunier.