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seulement élaborer, mais même formuler la conception qui sera de tout temps la sienne. En commençant, au mois de mai 1870, dans le Bibliophile français, une chronique sur les Livres du mois, il écrivait :


La belle société du XVIIIe siècle avait un mot délicieux de louange discrète pour désigner les personnes avec lesquelles elle se plaisait à avoir commerce. On disait alors d’un homme qui savait les bienséances et avait un souci des choses de l’esprit que c’était un honnête homme. Racine était un très honnête homme qui faisait de beaux vers ; aussi allait-il au Louvre, bien qu’il fût de naissance médiocre. Il fallait, pour être honnête homme, avoir un sentiment délicat du beau, qui est le charme de la vie. Bien que notre siècle ait fait des honnêtes gens à meilleur marché, il en possède, Dieu merci ! certains qui sont tels que M. de La Rochefoucauld ou Mlle de Scudéry les eussent souhaités. Les honnêtes gens du XVIIe siècle, hommes de loisir, lisaient et écrivaient de longues lettres sur les nouveautés littéraires ; nos honnêtes gens (en conservant à ce titre sa belle acception ancienne) écrivent moins de lettres, et lisent plus d’articles. Il me semble qu’écrire dans une revue comme le Bibliophile français, c’est s’entretenir avec eux, et que c’est à eux qu’il faut s’efforcer de ne point déplaire.

Nous ne pensons pas qu’une revue des livres du mois puisse être autre chose qu’une causerie tenue avec le ton qu’exigent les sujets, mais dégagée de tout système et de toute théorie.

Un travail de ce genre gagnera, ce nous semble, en charme et en sincérité, à exprimer les idées et les impressions par le menu, à l’aventure, sans lien esthétique apparent. Si le critique a une manière de voir, bonne ou mauvaise, qui lui soit propre, le sentiment général se dégagera de soi-même, sans qu’il soit besoin de formules... Nous aurons bien soin de ne présenter aux lecteurs que des livres dignes de leur intérêt.

Au reste, nous croyons que cet intérêt s’étend sur tout le domaine des lettres et des arts. En ce temps-ci, où les littérateurs sont volontiers plastiques, et les artistes parfois très littéraires, il n’y a plus guère de cloisons entre les arts, et un critique, pour bien parler des livres, doit fréquenter les musées presque autant que les bibliothèques. Nous passerons donc, à l’occasion, de l’histoire aux beaux-arts, et des beaux-arts à la poésie, et le titre de Bibliophile français qui viendra s’inscrire à chaque verso de nos pages ne nous frappera d’aucun scrupule dans nos divers entretiens, mais nous rappellera, au contraire, que tout livre digne de ce nom est ouvert à notre amour ou à notre curiosité[1].


Il me semble que jamais M. France, même dans ses Préfaces de la Vie littéraire, n’a mieux exprimé sa manière de concevoir et de pratiquer la critique des livres du jour : c’est, pour la définir d’un mot, la libre causerie d’un honnête homme sur les

  1. Le Bibliophile français, mai 1870, (non recueilli en volume).