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plus ou moins considérable, du travail auquel l’auteur s’est livré. Cela fait, le labeur de la rédaction commence. Il s’agit, en quelques pages, de donner à des lecteurs qui ne l’ont pas lu, dont beaucoup ne le liront jamais, une idée à la fois rapide, vivante et exacte du livre qu’on leur présente, de leur en signaler les qualités et les défauts, l’intérêt, la valeur et la portée, de définir avec précision la nature du talent qu’il exprime, de porter enfin sur l’œuvre et sur l’auteur un jugement motivé, impartial, pénétrant, qui puisse s’imposer au public, et même éclairer l’écrivain sur lui-même. Et l’article à peine paru, il faut recommencer sur de nouveaux frais, et en préparer un autre...

Oui, rude métier, quand on y songe, et qui exige de celui qui s’y voue un scrupule de conscience, une ardeur au travail, des réserves de connaissances et d’idées, une fraîcheur, une ouverture et une promptitude d’esprit, une fertilité de plume et un talent de style dont bien peu d’hommes de lettres sont capables. C’est d’ailleurs à ce prix que l’on atteint, que l’on conquiert et que l’on conserve ce quelque chose d’extrêmement rare qui s’appelle l’autorité critique. Et que l’on ne dise pas que cet idéal est chimérique et inaccessible. Ne parlons pas de nos critiques contemporains qui, évidemment, le réalisent presque tous. Parmi les morts, je n’en vois guère que quatre, mais j’en vois quatre, qui aient su l’atteindre : Sainte-Beuve, Emile Montégut, Scherer et Brunetière. Pour apprécier les Lundis à leur réelle valeur, il faut songer qu’ils paraissaient tous les huit jours dans le Constitutionnel ou dans le Temps, et l’on sait toute la peine que chacun d’eux coûtait à leur auteur. Je comprends ceux qui veulent faire de Sainte-Beuve le modèle idéal et le patron du vrai critique.

En succédant, à vingt ans d’intervalle, à Sainte-Beuve dans la chronique littéraire du Temps[1], M. Anatole France n’a pas conçu sa tâche avec tous les scrupules de « bénédictin » qu’avait eus son devancier ; mais il en a retenu quelques-uns. Lui aussi, il estimait que « tout ce qui est d’intelligence générale et intéresse l’esprit humain appartient de droit à la littérature. » Et comme il avait déjà derrière lui un long passé, trop peu connu, de critique, il avait pu longuement réfléchir à son art, et non

  1. La première chronique régulière de M. France au Temps, sur la Vie à Paris, est du 21 mars 1886. Les chroniques sur la Vie littéraire ont commencé le 16 janvier 1887.