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brillantes, vivement enlevées qui dénotent l’écrivain de race. « Une pauvre petite âme sombre de ouistiti voleur et amoureux[1] : » est-il possible de mieux définir la Fatou-Gaye de Loti ? « Les Géorgiques de la crapule[2] : » le mot est dur ; mais ne qualifie-t-il pas comme il convient la Terre de Zola ? Et que dites-vous de cette façon d’ « attaquer » un article ? « Oui, je les appellerai tous ! diseurs de fabliaux, de lais et de moralités, faiseurs de diableries et de joyeux devis, jongleurs et vieux conteurs gaulois, je les appellerai et les défierai tous ! Qu’ils viennent, et qu’ils confessent que leur gaie science ne vaut pas l’art savant et délié de nos conteurs modernes[3] ! » Et, quel est enfin l’écrivain français qui ne voudrait avoir écrit la page que voici :


Au milieu de l’éternelle illusion qui nous enveloppe, une seule chose est certaine, c’est la souffrance. Elle est la pierre angulaire de la vie. C’est sur elle que l’humanité est fondée, comme sur un roc inébranlable. Hors d’elle, tout est incertitude. Elle est l’unique témoignage d’une réalité qui nous échappe. Nous savons que nous souffrons, et nous ne savons pas autre chose. Là est la base sur laquelle l’homme a tout édifié. Oui, c’est sur le granit brûlant de la douleur, que l’homme a établi solidement l’amour et le courage, l’héroïsme et la pitié, et le chœur des lois augustes, et le cortège des vertus terribles ou charmantes. Si cette assise leur manquait, ces belles figures sombreraient toutes ensemble dans l’abime du néant. L’humanité a la conscience obscure de la nécessité de la douleur. Elle a placé la tristesse pieuse parmi les vertus de ses saints. Heureux ceux qui souffrent, et malheur aux heureux ! Pour avoir poussé ce cri, l’Évangile a régné deux mille ans sur le monde[4].


Évidemment, quand on écrit ainsi, on est un peu excusable de ne pas concevoir son métier de chroniqueur comme le commun des critiques. Si M. France s’astreignait à toujours rendre compte bien sagement des livres dont il parle, il se priverait, et nous priverait, de bien des jolies pages, des échappées ingénieuses ou brillantes où se laisse entraîner sa verve. C’est un fantaisiste, et il suit sa fantaisie partout où elle le conduit. Le sujet pour lui n’est qu’un prétexte, et s’il lui arrive de le traiter quelquefois, il aime encore mieux « s’amuser seulement un peu tout autour[5]. » Anecdotes, souvenirs personnels, confidences,

  1. La Vie littéraire, t. Ier, p. 359.
  2. Id. ibid. p. 235.
  3. Id. ibid. p. 41.
  4. Id. ibid. p. 335.
  5. Id. ibid. p. 293.