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rapprochemens imprévus, paraboles, rêveries, évocations pittoresques, portraits, digressions philosophiques ou morales, tout lui est bon, quand il n’est pas disposé à parler d’un livre, pour esquiver l’objet même de son article. Encore une fois, cette liberté d’allures est charmante, et à lire chacune des chroniques de M. Anatole France dans le journal même où elles paraissaient, on éprouvait une rare et fine jouissance, indéfiniment renouvelée. Faut-il avouer cependant que ces chroniques mises bout à bout et recueillies en volumes perdent un peu à être relues d’une manière suivie ? Ce procédé de digression perpétuelle est fatigant à la longue, et bien loin de donner l’impression, qu’il poursuit trop visiblement, de la variété, c’est l’impression de monotonie qu’il produit assez vite. Et puis, s’il y a des sujets qui comportent des « diversions » plus intéressantes que le sujet lui-même, il en est d’autres qui les admettent plus malaisément. « Faut-il essayer de vous rendre l’impression que j’ai éprouvée en lisant ce deuxième volume de l’Histoire d’Israël ? Faut-il vous montrer l’état de mon âme quand je songeais entre les pages ? C’est un genre de critique pour lequel, vous le savez, je n’ai que trop de penchant[1]. » Et certes, nous pourrions être curieux de l’état d’âme de M. France, — si d’ailleurs nous ne connaissions pas de longue date l’histoire de sa vieille Bible d’enfant qu’il va nous raconter longuement une fois de plus ; mais peut-être le sommes-nous plus encore du livre de Renan, du grand sujet qu’il y traite, et du jugement qu’il convient de porter sur l’historien. Tout ce que Brunetière, à ce propos, ici même, dans une controverse célèbre[2], a objecté à l’auteur de la Vie littéraire reste vrai, et il ne me semble pas que M. France y ait véritablement répondu. Car, quand il serait prouvé, comme le prétend ce dernier, qu’ « on ne sort jamais de soi-même, » il n’en est pas moins certain qu’il faut faire effort pour sortir de soi : il n’y a pas plus de critique qu’il n’y a de morale sans cela. Dussions-nous, finalement, retomber sur nous-mêmes, l’effort que nous aurons fait, suivant la belle formule de Taine, « pour ajouter à notre esprit tout ce qu’on peut puiser dans les autres esprits » n’aura pas été vain : notre « subjectivisme » en sera moins étroit, et notre « impressionnisme » plus élevé, plus riche, plus désintéressé.

  1. La Vie littéraire, t. II, p. 317.
  2. Voyez la Critique impressionniste, dans la Revue du 1er janvier 1891.