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Je reste ici pour avoir de Paris les lettres que tu y auras écrites ; je ne puis partir sans elles.

Le 27 octobre, nouvelle lettre de Mme de Staël :

J’ai reçu ici, cher ami, une lettre de toi qui m’a causé une grande émotion. Je passe mes jours dans une lutte la plus cruelle qu’il soit possible d’imaginer. On me conseille de rester à Metz. L’idée de m’éloigner de toi me fait un mal horrible et cependant une sorte de raison me dit que le grand voyage est ce qu’il y a de plus raisonnable. J’écris à Bosse[1] d’aller de Strasbourg à Francfort. Strasbourg est d’ici un détour de trente lieues, mais quand je serai à Francfort je puis encore revenir en Suisse. Si tu ne te sentais pas à merveille de santé, dis-le-moi ; sans aucune espèce de doute je mourrai folle à Berlin si j’étais inquiète de ta santé. Ainsi tu dois me parler sur cela avec un scrupule profond. Sans doute, si tu te portes parfaitement bien, il est assez sage de ne pas s’exposer aux goguenarderies des Genevois et de se distraire pendant six mois, si toutefois la distraction m’est possible. Mais tous ces motifs ne sont rien à côté de l’ombre d’une inquiétude sur toi, et je te supplie de penser mûrement à ce que je te demande. Au milieu de l’hiver, un voyage est faisable, mais plus difficile en Allemagne, et cependant, pour un accès de fièvre, je partirais. Ainsi, dis-moi si l’approche du froid ne t’a point enrhumé. Enfin, je t’en conjure, entre sur ta santé dans les plus grands détails ; comment sont les jambes ? Me fais-tu le plaisir de t’établir à Genève, le jour où tu recevras cette lettre si tu n’y es pas déjà ? Enfin rassemble-moi dans ta lettre à Francfort tout ce qui peut me tranquilliser, si je dois partir, si je dois revenir de Francfort. Je pourrais aller à Carlsruhe présenter mon fils au roi de Suède et remplir ainsi un but de voyage qui rendrait naturel que je me rabbattisse sur Bâle. Entends bien, je te prie, le fond de ma pensée ; je préfère de raisonnement aller à Berlin ; Villers, que je vois sans cesse ici et qui est très agréable, croit que j’y aurai beaucoup de succès. Mais tu connais notre imagination ; le nouveau, l’inconnu m’effraye, et quand je quitterai Benjamin à Francfort, tout cela me saisira. D’un autre côté, je crains le retour à Genève. J’ai un chagrin rongeur au fond du cœur sur cette France, sur ce Paris que j’aime plus que jamais ; dans ce déchirement, dans cette incertitude une seule chose est décisive, et je te demande de l’examiner pour moi comme si tu examinais Albertine si je te l’avais confiée : ta santé te paraît-elle assez bonne pour ne me donner aucune inquiétude cet hiver ? Si elle est ainsi, il n’y a pas à hésiter à aller à Berlin. Si elle n’est pas ainsi, par les nuances les plus délicates, ce serait un crime pour toi de me laisser partir. Réponds-moi sur-le-champ à Francfort, je quitterai Metz le 2 ou le.3 novembre. On y est fort bien pour moi : ce Villers t’admire et te dit admiré extrêmement dans le Nord de l’Allemagne dont il arrive avec une grosse Allemande, Mme de Rodde, qu’on laissera très paisiblement à Paris.

Mme de Staël, comme on vient de le voir, se louait fort de

  1. Bosse était le nouveau précepteur des enfans de Mme de Staël ; elle n’en fut pas contente et le congédia au cours de ce voyage.