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point nécessaire d’avoir écrit le Livre de mon ami pour trouver pareille plaisanterie[1].

Si j’avais l’honneur d’être radical-socialiste, j’aurais lu sans grand plaisir les Dieux ont soif. « Eh quoi ! n’aurais-je pu manquer de dire, n’est-ce point là une trahison ? Cet écrivain, ce penseur, ce mage, sur lequel nous comptions, avec lequel nous avions combattu les grands combats, est-ce que, par hasard, il ne passerait pas aujourd’hui à l’ennemi ? Il semble avoir, en tout cas, sur la Révolution, des idées singulièrement réactionnaires : il n’a pas pour l’âge héroïque, pour les grands ancêtres, toute l’admiration respectueuse qui conviendrait ; des maniaques dissolus et sanguinaires, voilà, pour lui, les fondateurs de la France moderne. Son Evariste Gamelin semble l’illustration des trop célèbres pages où Taine étudie la psychologie du Jacobin : il est odieux et stupide. Et celui de ses personnages qui a toutes ses sympathies, et où il passe pour s’être peint lui-même, le vieux traitant Brotteaux des Ilettes, tout philosophe qu’il soit, n’est qu’un sceptique, un épicurien d’ancien Régime ; il est d’ailleurs parfaitement ridicule, ce Brotteaux, qui ne peut faire un pas sans son Lucrèce, — ce Lucrèce relié en maroquin rouge qu’il tire à chaque instant de la poche béante de sa redingote puce pour le lire comme un bréviaire d’un nouveau genre... Non, non, l’auteur de les Dieux ont soif a beau haranguer les instituteurs, encourager les « Jeunesses laïques, » déclarer qu’ « à cette heure, c’est l’ombre du Père du Lac qui gouverne la France, » il n’est pas sûr, il n’est plus des nôtres... »

Je ne suis pas radical-socialiste, et ne suis donc point qualifié pour reprocher à M. France une « défection » politique. Mais, je l’avoue, telle qu’elle ressort de ce roman, où il y a de si jolies pages et tant de talent[2], sa conception de la Révolution m’étonne. On peut, certes, concevoir la Révolution de bien des façons différentes : il me semble, quitte à les discuter et à

  1. Signalons aux futurs exégètes de l’Ile des Pingouins, parmi les sources du livre, la Légende celtique de Th. de La Villemarqué. Par exemple (l’Ile des Pingouins, p. 143) : « Révélez-moi, Seigneur, la part que vous fîtes à celui qui chanta sur la terre comme les anges chantent dans les cieux ; » — (Légende celtique, éd. de 1887, p. 203) : « Je ne mangerai ni ne boirai que je ne sache au juste quelle part Dieu fait à ceux qui chantaient dans le monde comme chantent les anges dans le ciel. »
  2. Voyez dans la Revue du 15 novembre 1908 et du 15 juillet 1912, sur l’Ile des Pingouins et les Dieux ont soif, les articles de M. Doumic.