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joies, et il en a touché l’irrémédiable néant. Surgit amari aliquid...

Et de là peut-être aussi sa perpétuelle ironie. Car « l’ironie, c’est la gaieté de la réflexion et la joie de la sagesse. » L’ironie est un régal divin, et nul doute que, si le monde pouvait avoir un sens, il ne fût l’œuvre, prodigieusement réjouissante, de quelque ironique démiurge. L’ironiste se ménage des voluptés à nulles autres secondes, puisqu’il est le seul à pouvoir en jouir pleinement. Songez donc ! il se moque à la fois de son sujet, de ses lecteurs et de lui-même, et il est le seul à percevoir où finit sa raillerie et où le sérieux commence. Fête suprême d’une intelligence souveraine qui se crée un univers transcendant où nul esprit n’est assez fin, assez agile, assez ailé pour le suivre ! Quelle joie de sentir que l’on plane bien loin au-dessus de la tourbe des intelligences épaisses et vulgaires ! — Joie égoïste, en tout cas, et plus fallacieuse qu’on ne pense. Oh ! je sais qu’à médire de l’ironie dans Athènes on se fait accuser d’être né en Béotie et de manquer totalement d’esprit de finesse. Mais la vérité vaut bien qu’on coure quelques risques pour elle. Et la vérité, c’est que l’ironie à jet continu, l’ironie qui ne respecte rien, l’ironie qui dissout et corrode tout ce qu’elle touche, loin d’être une marque de supériorité, est un signe de légèreté d’esprit. Tout railler, c’est ne rien comprendre, et il est plus facile de sourire que de penser. Croyez-vous donc qu’avec tout son génie, il fût une haute, large et profonde intelligence, ce Voltaire qui a été le roi des railleurs ? Essayez de compter toutes les choses qu’il n’a pas comprises ! Les ironistes peuvent bien, un temps, ravir l’admiration des hommes : ils ne la gardent pas toujours ; surtout, ils ne conquièrent jamais ce quelque chose d’infiniment plus précieux : la tendresse. Les hommes n’aiment que ceux qui les aiment, ceux qui souffrent avec eux de leurs misères, de leurs faiblesses, qui en prennent leur humaine part, qui les aident à vivre le rêve douloureux de la vie. Mais ceux qui les méprisent, qui les raillent, qui les accablent du poids d’une supériorité d’ailleurs bien hypothétique, ceux qui tournent en dérision non seulement leurs passions et leurs vices, mais leurs vertus mêmes et leurs plus chères, leurs plus nécessaires croyances, ceux-là, les pauvres hommes peuvent bien, quelques années, s’amuser de leur virtuosité, et se laisser prendre à leurs grâces : ils ne les mettent pas au rang des