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grands génies bienfaisans ; ils ne les introduisent pas dans le chœur sacré des Dieux lares de la vie morale.


La vraie critique, assez souvent, ce n’est pas celle qu’on lit dans les journaux ; c’est celle qu’on parle, en échangeant ses impressions entre amis, ou entre honnêtes gens. Dans un cercle assez nombreux où je me trouvais récemment, la conversation vint à tomber sur M. France. Il y avait là beaucoup de jeunes gens, et donc beaucoup d’iconoclastes. Chacun proposait sa définition, risquait sa formule, exprimait son opinion avec la vivacité tranchante et la liberté qui sont le charme piquant des entretiens de cette nature. Je voudrais pouvoir rendre la vivante physionomie de cette réunion, recueillir les « mots, » les ripostes, les saillies souvent contradictoires qui jaillissaient de toutes ces cervelles. — « Une magnifique orchidée, » disait l’un. — « Un homme de désir, » disait l’autre. — « Moi, reprenait un troisième, je pense de lui exactement comme Jules Lemaître : « Cet homme est l’extrême fleur du génie latin. » — « Vous voulez dire : alexandrin. M. France est le dernier des Alexandrins. » — « En tout cas, c’est le premier écrivain d’aujourd’hui. » — « Peut-être, si Pierre Loti, et, dans un autre genre, Jules Lemaître n’existaient pas. » — « Grand écrivain, si vous voulez, mais grand écrivain d’une époque de décadence. » — « En effet, il a le génie du pastiche : du pastiche intellectuel comme du pastiche verbal. » — « C’est l’Ironie faite homme. » — « C’est un demi-Montaigne qui a tourné à l’aigre. » — « C’est un corrupteur de la jeunesse. Hier encore, quand un collégien voulait s’émanciper, il lisait du France en cachette. — « Vous exagérez ! vous êtes un puritain ! Il n’y a pas corruption là où il y a tant de grâce… »

Un mathématicien philosophe et fin lettré, que toute cette jeunesse considère avec raison comme un maître, assistait en souriant à cet assaut de verve inventive. Il n’avait rien dit encore. Tout à coup, et comme s’il suivait un rêve intérieur, il laissa tomber ces mots : « Anatole France ? le plus séduisant et le plus dangereux professeur d’anarchie que nous ayons eu depuis vingt ans. »


VICTOR GIRAUD.