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sur les autres. Pour éviter le retour de pareilles catastrophes, il fallait qu’elle se connût mieux elle-même et qu’elle connût mieux les autres ; il fallait qu’une génération réparatrice refit une France forte, une France complète. Taine se faisait historien et étudiait « les origines de la France contemporaine ; » Sorel renonçait au roman pour devenir un maître de la politique étrangère et montrer comment l’évolution interne de la France est conditionnée par les intérêts et les ambitions des autres puissances ; Boutmy fondait l’Ecole libre des Sciences politiques ; Anatole Leroy-Beaulieu allait révéler à la France que, là-bas, dans les plaines de l’Europe orientale, grandissait une puissance colossale, la Russie, qui pourrait un jour se dresser en face de l’Allemagne, et que le slavisme pourrait devenir un contrepoids au germanisme. Le tempérament moral d’Anatole Leroy-Beaulieu ne sera pas modifié dans son essence ; il restera idéaliste, il gardera même son optimisme ; mais il y trouvera désormais un principe d’action. La blessure de la France mutilée ne s’est jamais guérie dans le cœur de ce bon Français. Si objectives que soient ses études sur les pays étrangers, notamment sur la Russie ; si exactes que soient ses méthodes d’observation ; si scrupuleuse sa volonté de rendre à chaque peuple la justice qu’il mérite, il n’en est pas moins vrai que ses travaux ont pour mobile secret l’intérêt national ; comme une flamme interne et sacrée, l’amour raisonné de sa patrie malheureuse vivifie toute son œuvre et lui confère son unité. L’humanitarisme un peu flottant de sa jeunesse n’a pas résisté aux leçons de l’expérience ; un patriotisme ardent, qui n’est pas exclusif et qui reste idéaliste, lui succède.


II

Vers 1870,1a France ignorait presque tout de la Russie ; elle ne la connaissait que par son gouvernement et sa diplomatie ; l’âme russe, les mœurs russes, les ressorts profonds qui déterminent les manifestations extérieures de la vie dans ce corps immense, lui étaient inconnus. Anatole Leroy-Beaulieu, sur une indication de Buloz, entreprit de les lui révéler. Dès lors commença pour lui un immense labeur de quinze années d’où sortirent les trois volumes de l’Empire des Tsars et les