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pourquoi il a si finement analysé les idées et expliqué l’apostolat social et mystique de Tolstoï, soit dans l’Empire des Tsars, soit dans le bel article qu’il écrivit ici même après la mort du vieux barine de Iasnaïa Poliana avec qui il avait eu, au cours de ses voyages, de longs entretiens. Il y avait, entre ces deux apôtres du « renouvellement intérieur de l’homme, » du salut des sociétés par la réforme des individus, de secrètes affinités. « Son originalité, a dit, du grand romancier russe, l’écrivain français, était dans le sentiment moral, dans l’inspiration évangélique ; » on pourrait lui appliquer à lui-même ces paroles. Tolstoï eut plus de génie, mais Anatole Leroy-Beaulieu l’emporte par le sens de la mesure, par le bon sens.

Nous chercherons moins ici à analyser l’œuvre d’Anatole Leroy-Beaulieu qu’à faire comprendre son âme. Mais il faut, une fois pour toutes, avoir dit que son grand ouvrage sur la Russie le classe parmi les maîtres de la littérature politique, parmi les initiateurs d’un genre d’études si nécessaire, dans un temps d’âpre concurrence internationale, à un peuple vaincu. Il a complété et mis à jour son grand ouvrage par des articles d’actualité chaque fois qu’un grand événement est venu modifier ce qu’il avait dit de la Russie. C’est d’abord la naissance et le développement, dans l’Empire des Tsars, particulièrement en Pologne et dans le bassin du Donetz, de la grande industrie. Le moujik, qu’il avait décrit si foncièrement paysan, abandonne son isba, quitte son mir et vient s’agglomérer autour des hautes cheminées et des puits de mines : c’est le commencement d’une évolution sociale et morale qui désespérait Tolstoï vieillissant, et dont Anatole Leroy-Beaulieu a montré ici, avec plus de sérénité d’esprit, les inévitables conséquences[1]. « Ainsi se modifie, disait-il, sans révolution et sans secousse brusque, sous l’action lente et continue des agens économiques, la structure intime, avec les conditions sociales, de l’immense empire. » Encore quelques années et les « secousses brusques, » la « révolution » même, allaient venir. Personne ne suivit de plus près ces événemens, et avec plus d’attention sympathique, qu’Anatole Leroy- Beaulieu. Il aimait la Russie et la liberté ; il crut, avec tout son cœur de « libéral, » et aussi avec tout son patriotisme de Français, à l’heureuse issue des réformes constitutionnelles inaugurées

  1. Les transformations sociales de la Russie contemporaine, 1er août 1897.