Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 18.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il en a peu écrit, mais il y a pensé toujours et il en a beaucoup parlé, dans ses cours, avec une émotion que ses auditeurs n’oublieront jamais. « Durant de longues années, je me suis demandé, anxieusement, quel était notre devoir et quel était notre droit vis-à-vis de l’Alsace-Lorraine. Avions-nous le devoir, avions-nous même le droit d’en parler, d’en écrire publiquement[1] ? » Il ne rompit le silence qu’en 1911, pour étudier la question de l’autonomie de l’Alsace-Lorraine et de la lutte pour la culture française ; il le fit avec un tact et une discrétion parfaite, mais aussi avec joie, comme s’il eût voulu, avant de mourir, libérer sa conscience. La solution, il ne la trouve pas dans un vague internationalisme humanitaire, dans une abdication de nos revendications françaises, mais plutôt dans la constitution d’une fédération européenne[2] ; il n’en aperçoit d’ailleurs la possibilité qu’à travers des obstacles pour le moment insurmontables, dont le premier est la question d’Alsace-Lorraine elle-même. Anatole Leroy-Beaulieu ne s’est laissé séduire par aucun des sophismes pacifistes qui ont cours aujourd’hui ; il était plus « humain, » cependant, que tous nos faiseurs de systèmes ; il l’avait prouvé par l’admirable et bien rare effort d’objectivité qu’il avait réalisé toute sa vie pour connaître les peuples étrangers et entrer dans leur mentalité. Nous sommes tous portés à mesurer les autres d’après notre propre échelle, à les juger d’après notre propre conception du droit. S’il existait, pour Anatole Leroy-Beaulieu, des critères invariables du juste et de l’injuste, il savait aussi se garder de prendre pour l’absolue justice ce qui n’en est que la forme relative, transitoire ou locale. Avant de juger, il s’efforçait de comprendre.il croyait que pénétrer l’âme des autres peuples, analyser leurs sentimens, interpréter leurs besoins, étudier leurs intérêts, ce n’est pas seulement la condition nécessaire pour les juger avec impartialité, c’est encore le moyen de mieux connaître, de mieux aimer notre propre pays, de comprendre, par une expérience personnelle, qu’il est le seul où nos intelligences puissent fleurir, nos âmes s’épanouir pleinement, le seul où nos morts parlent à nos cœurs et où les pierres mêmes ont un sens.

  1. Ces lignes sont le début de son article : l’Alsace-Lorraine et la lutte pour la culture française, dans le Correspondant.
  2. Il indique cette idée dans son Rapport général sur les États-Unis d’Europe au Congrès des Sciences politiques de 1900.