Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 19.djvu/608

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

frontières. Comment ne pas admirer ceux qui s’écrient : « Nous acceptons tout, sauf le morcellement de la patrie ? » N’est-ce pas le comte de Maistre lui-même qui, tout ennemi qu’il soit de la Révolution, se plaint en 1794 que l’Autriche veuille démembrer la France, parce qu’elle est encore trop puissante. « Ce n’est pas, dit-il, la monarchie qu’il faut rétablir ; c’est l’Alsace, la Lorraine, la Flandre, qu’il faut démembrer… Quel équilibre, bon Dieu ! » N’est-ce pas encore Joseph de Maistre qui raille ceux qui ne croient qu’à la puissance du nombre ? « Ne sait-on pas, dit-il, ce que peuvent accomplir de prodigieux quelques poignées d’hommes, inspirés de ce feu intérieur, de ces sentimens inexplicables et ardens que l’antiquité qualifiait de divins ? A-t-on aboli l’histoire ? » Et lui, l’ennemi né de la République, emporté par le spectacle de tant de victoires, de tant de hauts faits, crie : « Vive la France, même républicaine ! »

Il est cent fois plus juste que Mallet du Pan, qui n’avait pas compris tout de suite la valeur et la puissance de Bonaparte. Le fameux publiciste genevois n’aperçut d’abord dans le général en chef de l’armée d’Italie qu’un Corse terroriste, le bras droit de Barras. Il l’appelait « un petit bamboche à cheveux éparpillés, un bâtard de Mandrin. » Il bafouait sa gloire de tréteau, ses vols, ses fusillades, ses pasquinades insolentes. » Il osait écrire : « Ce petit saltimbanque de cinq pieds trois pouces n’a jamais fait la guerre que dans les tripots et les lieux de débauche. » Il ne voyait en lui que l’instrument docile du Directoire, et il regrettait qu’il n’eût pas encore imité la modeste retraite de Pichegru. Il prédisait que « son étoile pâlirait de jour en jour et que, tôt ou tard, il paierait cher ses triomphes. » Or, à la même époque, le comte de Maistre dit qu’il y a dans la conduite de Bonaparte des traits véritablement grands, et que Monk ne le valait pas. Il reconnaît que Bonaparte est fait pour le commandement et pour la conquête, qu’il a un cerveau et une ambition insatiables, une énergie et une volonté surhumaines. Il l’appelle, il est vrai, le démon du Midi, « Dæmonium meridianum, » mais il salue ses qualités formidables, despotiques, dominatrices. A chaque revers des alliés, il leur crie : « Vous l’avez mérité ! Vous faites la guerre à la France au lieu de la faire à Bonaparte. » Il conseille vainement à l’Europe de donner satisfaction aux divers pays par l’ordre, par la pratique de mesures sages et conciliatrices, par la satisfaction offerte aux besoins