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fréquentes autrefois dans le bled et plus encore la volonté du prince avaient souvent transplanté les tribus des plaines marocaines, seules régions qui intéressent les acheteurs européens. Ainsi s’attachaient mal à la terre des groupes dont l’industrie préférée était d’ailleurs pastorale et dont la mobilité apparaît encore à la légèreté de leurs demeures, chaumines sans substance, huttes, très souvent même simples tentes posées sur un bourrelet d’épines sèches.

Cependant, après plusieurs générations, l’usage partageait assez nettement entre les familles le territoire où la tribu séjournait depuis longtemps. A la mort du chef de tente, ses parens continuaient à gratter de leurs labours légers ce qu’il leur fallait de la terre que le temps rendait peu à peu héréditaire. Mais on se contentait de vivre sur ce sol : le milieu empêchait cette possession de donner naissance au droit de propriété tel que nous le concevons, individuel et indépendant du fait d’usage. A quoi aurait-il servi ? Qui en aurait assuré le respect dans l’anarchie marocaine ? Ce n’était pas la loi, mais la force de la tribu, d’un patron, ou la protection religieuse d’un chérif qui permettaient de labourer et de moissonner en paix. Lorsque l’on demandait aux gens d’un douar à quel titre ils cultivaient la campagne voisine, ils répondaient non qu’ils en étaient propriétaires, mais : « Le pays est à notre tribu, » ou encore : « Nous sommes les serviteurs de tel seigneur, » et ils nommaient quelque gros personnage, fréquemment un membre de la noblesse religieuse des Cheurfa.

Très souvent, pendant plusieurs générations, après la mort du chef de famille, l’indivision se maintenait sous l’autorité du personnage le plus vigoureux de la gens, qui dirigeait ses consanguins dans la défense du bien commun. Ainsi le bled semblait partagé entre des féodaux, autour desquels se groupaient des laboureurs : parlant au nom de ceux-ci, ils agissaient comme propriétaires de tout le sol cultivé par eux ; ils pouvaient paraître tels à l’Européen de passage qu’ils recevaient ; mais si, pour une raison quelconque, on avait fait sortir de ce sol tous les droits qui y dormaient, on se serait perdu dans l’inextricable écheveau que peut créer, surtout après la succession de plusieurs générations sans partage régulier, la loi musulmane en matière d’héritage.

Ce n’est pas l’espoir de vendre qui pouvait tenter l’individu