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Ils nous surprennent. Depuis les folles idées des romantiques, et leur lyrisme indiscret d’hommes orgueilleux ou tristes, nous avons gardé de la méfiance pour ce genre littéraire ; et notre génération est devenue particulièrement étrangère au rude mouvement lyrique. Toujours d’ailleurs, notre inclination française, raisonnable, raisonneuse et policée, nous porta à considérer le lyrisme comme un élan qui devait seconder des forces plus utiles. On se servit de lui plus qu’on ne le servit. Bossuet, qui fut un grand lyrique, de son inspiration fit de l’éloquence, et la vraie joie lyrique chez nous remonte à Ronsard et à Rabelais. Pour M. Claudel, il est dévoué au lyrisme. Il s’y livre. Il est un instrument lyrique sans résistance, comme le fut Shelley, comme le sont les musiciens. Terpsichore passe…

« O sages muses ! Sages, sages sœurs ! et toi-même, ivre Terpsichore !

Comment avez-vous pensé captiver cette folle, la tenir par l’une et l’autre main ?

La garrotter avec l’hymne comme un oiseau qui ne chante que dans la cage ?

O muses patiemment sculptées sur le dur sépulcre : la vivante, la palpitante ! que m’importe la mesure interrompue de votre chœur ? je vous reprends ma folle, mon oiseau !

Voici celle qui n’est point ivre d’eau pure et d’air subtil !

Une ivresse comme celle du vin rouge et d’un tas de roses ! Du raisin sous le pied nu, qui gicle, de grandes fleurs toutes gluantes de miel !

La Ménade affolée par le tambour ! au cri perçant du fifre, la Bacchante roidie dans le dieu tonnant !

Toute brûlante I toute mourante ! toute languissante ! Tu me tends la main, tu ouvres les lèvres.

Tu me regardes d’un œil chargé de désirs. « Ami,

C’est trop, c’est trop attendre ! prends-moi ! que faisons-nous ici[1] ? »

Or le lyrisme pur est un grand enivrement de l’esprit. C’est un saisissement de joie. Du lieu, ou de l’idée qui l’a frappé, le lyrique part pour un monde d’exaltation ; pour un moment il échappe aux liens et aux lois Le mécanisme du lyrisme est un constant travail de transformation et de transposition. Le

  1. Odes aux Muses.