Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/139

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conduite devait en effet bientôt se manifester à tous les yeux, après une éphémère ivresse de liberté et de grand air. « Je veux devenir le maître, » écrit Gœthe à Charlotte en ce temps, et telle sera désormais son « impérialiste » devise : à savoir le maître de lui-même avant toutes choses. L’effort vers la maîtrise de soi a en effet laissé sa trace dans toutes ses belles poésies lyriques de ce temps.

C’est que le favori du duc Charles-Auguste a réfléchi, sans trop le laisser voir, sur l’initiale réprobation de l’opinion publique à son endroit, sur les avertissemens de Klopstock, de Zimmermann, de Charlotte enfin et surtout. Bourgeois d’origine et d’éducation, il demeure un sagace et prudent calculateur du lendemain, en dépit des inquiétudes intermittentes nées de son tempérament génial. Il ne tarde donc pas à s’apercevoir qu’il lui manque encore beaucoup pour tenir, sur la scène politique étroite où l’a confiné le destin, le rôle de ministre réformateur qu’il a rêvé d’y jouer, pour y figurer le Choiseul, le Pombal ou le Struensée au petit pied qu’il voudrait à ce moment devenir. Ce qui lui manque avant tout, comme les lettres de Charlotte à Zimmermann ne nous l’ont que trop laissé voir, c’est le sang-froid, la tenue, l’art de se dominer dans ses impressions du moment, en un mot tout ce qui ne trouvait nulle place dans cet idéal romantique qui fut d’abord le sien, toute cette moitié d’un homme complet qu’il dessinera, non sans complaisance, quoi qu’on en ait dit par la suite, dans l’Antonio Montecatino de son Tasse. S’abandonnant néanmoins à la pente de sa nature émotive et sentimentale, il demandera le complément d’éducation qui lui apparaît chaque jour plus nécessaire à une femme plutôt qu’à un homme et il choisira cette femme avec clairvoyance lorsqu’il se tournera vers la baronne de Stein, fort qualifiée pour tenir ce rôle de Mentor, dans lequel elle n’apportera pas trop de rudesse.

On trouve dans les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister[1] dont les premiers livres furent écrits sous l’inspiration, sous les yeux, quelquefois par la main de Charlotte, un passage qui semble résumer l’état d’esprit de notre novice homme d’État vers 1776. C’est celui où Wilhelm s’adresse en ces termes à la fine Aurélie : » Ma digne amie, le sentiment de

  1. Livre IV, ch. XVI.