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raison. Malgré ma vive imagination et mon intuition des choses humaines, j’eusse à jamais ignoré le monde et je serais éternellement demeuré un enfant. Or être enfant, c’est être outrecuidant, c’est devenir enfin odieux aux autres comme à soi-même ! » — Le voilà loin du paradoxe rousseauiste de Werther.

« Combien au contraire, poursuit le fils éloigné du foyer paternel, il a été heureux pour moi de me voir transplanté dans un milieu qui m’est, à tous égards, supérieur, où je trouve largement l’occasion d’apprendre à mes dépens, à travers mes erreurs et mes fautes, à me connaître moi-même et à connaître les autres ; dans un milieu où, livré à moi-même et à mon destin, j’ai traversé et soutenu tant d’épreuves. Inutiles peut-être à des milliers d’autres, elles étaient indispensables à mon développement. » — Oui, le grand poète lyrique, si extraordinairement privilégié par les dons de la fantaisie et du verbe, se sentit d’abord inférieur à maint esprit vulgaire par sa médiocre capacité d’adaptation à la vie sociale. En dix ans d’efforts, il a rattrapé, dépassé bientôt sur cette voie ceux dont il enviait jadis la sûreté d’allure à travers les difficultés de la vie. Ne faut-il donc pas un parti pris bien tenace pour lui reprocher à la fois le ministère de Weimar et l’intimité de Charlotte, pour lui refuser jusqu’au droit de mesurer ses profits en personne, pour attribuer à une pure illusion d’amour tout ce qu’il déclare devoir à sa résolution de 1775, et, — sans qu’il ait pu le dire aussi haut, par discrétion, dans une lettre à sa mère, — à sa liaison décisive avec Mme de Stein ?


E. SEILLIÈRE.