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que nous avons dites et, bien que la vie de cour dans le cercle étroit de Weimar la remette souvent en présence de Goethe, leur brouille dure une douzaine d’années environ à l’état aigu.

Pour excuser l’aigreur dont témoigne la correspondance de Charlotte pendant cette période de sa vie, il faut songer que sa santé, de tout temps délicate, acheva de se gâter sous l’influence d’un si rude coup du sort, et poussa décidément son esprit vers le pessimisme théorique. Elle vivra près de quarante ans encore, mais dans un martyre physique quasi perpétuel, torturée par des maux de tête qui lui donnaient l’impression d’avoir dans le cerveau quelque bruyante machine en activité perpétuelle : « Imaginez, écrit-elle un jour, le plus incroyable tapage, des sifflemens et des chocs ininterrompus. Mes propres paroles me font un vacarme insupportable, si bien que je ne suis plus sûre des mots que j’emploie et que je voudrais bien entrer à la Trappe où l’on n’a plus rien autre chose à dire que le fameux Memento mori ! « Dans ses meilleurs momens, elle se déclarait prête à répondre comme un courtisan de Weimar, interrogé sur sa santé par le duc, l’avait fait quelques années plus tôt : « Grand merci, Altesse. Des douleurs supportables partout ! »

C’est durant ses heures les plus chagrines qu’elle écrit, pour épancher son amertume, cette âpre tragi-comédie de Didon que Schiller, sans doute mal renseigné sur le passé de l’auteur et sur les allusions qui remplissent la pièce, fit profession d’admirer de bon cœur et lui conseilla d’imprimer sans délai. Ces pages ne furent pourtant livrées au public que de longues années après la mort de Charlotte, alors que l’attention publique eut été attirée sur elle par la publication des lettres de Goethe à son adresse. Citons quelques passages caractéristiques de cet ouvrage. On y lit que le poète Ogon (pseudonyme de Gœthe), soumis aux directions de l’aimable Élissa (Mme de Stein), a marché pendant quelque temps dans les voies de la vertu, mais que ces ‘voies lui ayant bientôt paru mal commodes, il les a délaissées pour des sentiers plus fleuris. La nature, allègue cependant pour se justifier, sous la plume ironique de Charlotte, cet adepte caricatural du mysticisme esthétique, la nature n’a pu réaliser son idéal que dans certains individus d’exception : « Ceux-là seuls, précise-t-il, ont été l’objet de ses efforts et nous