Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/343

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

autres, poètes philosophes, nous sommes parmi les gens dont elle se flatte d’avoir réussi au mieux la façon. Le reste est simple bétail, bon à être foulé aux pieds sur notre passage. J’ai tenté une fois tout à fait sérieusement de gravir la pente de la vertu. Je me croyais déjà, ou plutôt je voulais devenir l’élu des dieux sur cette voie difficile, mais cela ne convenait nullement à ma nature. Je me faisais si maigre à ce régime ! Voyez maintenant au contraire mon double menton, mon ventre bien arrondi, mes mollets bien garnis. « Notons ici qu’en effet Goethe engraissa considérablement de 1790 à 1800, pour revenir ensuite à une corpulence normale dans sa vieillesse. Les lettres de Charlotte et celles de son fils aîné Charles plaisantent souvent cet embonpoint disgracieux et il est un certain portrait de Gœthe par son ami et commensal, le peintre Meyer, qui est un témoignage fort réaliste de cet empâtement, ainsi que de l’expression inquiète et assombrie qui était celle du poète en 1795.

« Tenez, poursuit cependant Ogon dans Didon, je vais vous faire une confidence intéressante. Les sentimens élevés procèdent à mon avis d’un estomac rétréci. Aussi ce que je vous en ai dit tout à l’heure à propos des élus des dieux ne s’applique-t-il nullement à moi, pour dire vrai. Je préfère de beaucoup me compter parmi le bétail vulgaire et c’est en effet dans sa compagnie que je vis le plus volontiers, car je suis un bon compagnon, sans nulle vanité. » Ceci est la flèche du Parthe : c’est l’évocation de Christiane et des siens, devenus les commensaux du grand homme. Elissa riposte cependant, avec beaucoup plus de détachement que n’en montrait Mme de Stein à cette heure : « Je me suis d’abord trompée sur ton compte. Aujourd’hui, en dépit de tes cheveux bien peignés et de tes souliers bien façonnés, je vois sur ta personne les cornes du bouc, les sabots et autres attributs des satyres. A ces êtres-là, aucun vœu ne saurait demeurer sacré ! » Allusion au vœu quasi conjugal de 1781, si parfaitement oublié en effet par celui qui le signa de son nom.

Enfin voici, pour conclure, — in cauda venenum, — un écho de la malencontreuse phrase de Gœthe sur l’abus du café qui avait achevé, quelques années plus tôt, sa rupture avec Charlotte et mis pour longtemps un point final à leur correspondance : « Ces vues sans solidité, reprend en effet Ogon avec détachement, te viennent à coup sûr d’une boisson malsaine pour toi et dont je t’ai toujours déconseillé l’usage. Accorde-toi donc