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comme autrefois, bien qu’à de plus longs intervalles, des billets gracieux, de petits cadeaux ou des victuailles. Et si l’amertume se fait parfois jour encore dans les lettres de Charlotte à des tiers, du moins sait-elle en contenir le plus souvent l’expression vis-à-vis du poète. Non sans conserver son franc parler toutefois, comme ce jour où elle avait fait remarquer, dans la conversation, que le peintre Meyer, vivant sous le toit de Gœthe, semblait prendre avec lui de la ressemblance : « Le diable m’emporte, madame, répondit le grand homme, en veine de suffisance ce soir-là : je voudrais voir que quelqu’un vécût continuellement avec moi sans venir à me ressembler quelque peu ! — Certes, riposta-t-elle choquée de ce ton que lui rappelait le wertherien sans gêne de 1775, mais on n’imite guère que vos incongruités (Ruchlosigkeit) ! »

Dans une lettre de 1813 à Fritz de Stein, Charlotte conte une anecdote qui nous a toujours paru profondément caractéristique de ses relations de vieillesse avec son ancien dévot. Pour le jour de naissance de Gœthe (31 août), elle avait projeté cette année-là de lui offrir en cadeau un ananas. Assez tard dans la soirée d’été, elle sortit donc, escortée de sa femme de chambre, afin de porter elle-même cette offrande savoureuse à son adresse. Il faisait un beau clair de lune sur les arbres séculaires du parc ducal qu’elle devait traverser. Elle y aperçut de loin le grand homme assis sur un banc, en compagnie de la cantatrice Engels, une de ces galanteries de ce temps ; la jeune femme lui chantait des romances en s’accompagnant de la guitare. A la vue de cette scène qu’elle jugeait peu digne de l’âge et de la situation du poète, la vieille dame reçut, dit-elle, un tel coup au cœur qu’elle résolut de s’éloigner sans se montrer. Mais, auparavant, elle s’approcha silencieusement par derrière jusqu’auprès de Gœthe, absorbé par la mélodie. Elle poussa l’ananas à ses pieds avec les plus grandes précautions : après quoi elle se retira sans avoir éveillé l’attention du couple sentimental.

Cette scène muette n’est-elle pas étrangement pathétique ?. Elle nous paraît résumer excellemment les relations qui unirent ces deux êtres de choix, car elle indique dans le grand poète la faculté de rajeunissement, la tendance vers l’épicurisme mesuré, de même qu’elle souligne, chez Charlotte, cette délicatesse, cette vulnérabilité presque excessive du cœur qui fit d’abord sa force et plus tard sa faiblesse dans ses relations avec son ami : peut-être,