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cœur. Faisant mine de quitter le bureau, il s’écria : « Je vais répondre à la tribune : viens, mon cher collègue, occupe toi-même le fauteuil. »

Ce furent de grandes acclamations. Danton, sur le ton le plus sentimental, refusa. « Ne demande pas que j’occupe le fauteuil, tu le remplis dignement. » Et, au milieu « du plus vif enthousiasme, » il ajouta : « Vois en moi un frère qui dit librement sa pensée. » Il acheva son discours en demandant « de l’union, de l’ensemble, de l’accord. » Et comme il regagnait son banc de la Montagne, il rencontra Rühl, descendu du fauteuil. Les deux hommes s’embrassèrent, tandis que, dit le compte rendu, « la salle retentissait d’applaudissemens. »

Un journal affirme que la Convention avait d’enthousiasme voté l’impression du discours de Danton. Il était clair qu’elle était lasse des querelles personnelles et des proscriptions. Il avait suffi que les mots apaisans fussent prononcés par cette bouche de tribun pour que, de la plupart des bancs, partissent les applaudissemens. Il le sentit. A lire ce discours, on a l’impression d’un homme qui soudain a retrouvé tous ses moyens. Un moment, il avait paru planer au-dessus des partis, se poser en arbitre des républicains et en pacificateur des disputes. L’intervention émue du vieux Rühl avait consommé son triomphe qui, de l’aveu de tous, avait été complet.

Trop complet ! Hébert abattu, Danton, par un coup de maître, semblait, tout en louant le Comité, saisir la direction de l’opinion, le gouvernement moral, au milieu des applaudissemens. On eût, sans doute, vu ce soir-là les membres des deux Comités sortir de la salle des séances pleins de crainte, de jalousie et de rancune. Danton devait payer cher ce dernier triomphe.

En fait, quittant, ce nonidi 29 ventôse an II (20 mars 1794), la tribune, il en descendait les degrés pour la dernière fois. Jamais il ne les escaladerait de nouveau, — mais, avant onze jours, il gravirait ceux de l’échafaud.


LOUIS MADELIN.