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nécessité qui le force à écrire, plaise à Dieu plutôt que jamais il ne connaisse l’abondance, afin que, demeurant pauvre, il continue à enrichir le reste du monde par le moyen de ses œuvres ! »


L’épisode que nous raconte ainsi le censeur madrilène Francisco Marquez Torres, dans son Approbation officielle de la Seconde Partie de Don Quichotte, est en vérité l’unique petit rayon de soleil qu’ait aujourd’hui à nous faire voir toute la sombre et douloureuse carrière de Michel Cervantes ; et nous ne pouvons nous empêcher d’éprouver un sentiment de surprise mélangée de fierté à découvrir que le premier hommage que semble bien avoir reçu, de son vivant, l’incomparable conteur lui soit venu d’un groupe de « cavaliers « français. On a même raconté que ceux-ci avaient, en effet, l’un des jours suivans, accompagné le censeur Marquez Torres dans l’humble logement du vieux « soldat, » et que leur visite avait eu pour résultat de faire offrir à Cervantes, par le roi de France, la direction d’une école fondée à Paris pour l’enseignement de la langue espagnole. Mais tout porte à croire que c’est là une de ces innombrables légendes qui encombraient, jusqu’à ces derniers temps, la biographie du plus fameux et de l’un des moins connus entre les écrivains de l’Espagne. Absorbés par les soins de leur mission diplomatique, et peut-être aussi quelque peu refroidis dans l’ardeur initiale de leur curiosité par ce qu’ils avaient appris de la condition misérable du vieil écrivain, les compagnons de l’envoyé français Brûlart de Sillery auront sans doute négligé de rappeler au censeur royal sa promesse de naguère : car comment ne pas supposer que l’excellent Marquez Torres, si la visite avait eu lieu, se fût pareillement empressé de nous en rendre compte ? N’importe : il reste certain que, dès le vivant de l’auteur de Don Quichotte, des lecteurs français se sont rencontrés qui tenaient son génie en une « haute estime ; » et j’imagine que, plus d’une fois depuis lors, Cervantes a dû bénir tendrement la nation étrangère qui, par la bouche de l’un de ses représentans les plus autorisés, s’était étonnée de ce qu’un homme tel que lui ne se vît pas « entretenu aux frais du trésor public de sa patrie. »

Non pas d’ailleurs que, dans sa patrie même, la publication de son œuvre capitale fût passée inaperçue. Maints témoignages nous révèlent, au contraire, qu’un grand succès de popularité a tout de suite accueilli les aventures de l’Admirable Don Quichotte de la Manche ; et c’est notamment ce que nous prouve assez l’apparition, en juillet 1614, d’une fausse Seconde Partie du roman, publiée à Tarragone par un.