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pourtant rien affirmer, n’étant pas un homme du métier : mais chez les plus nobles de nos animaux domestiques n’y a-t-il pas des indices de quelque chose de chrétien ? Ce ne serait pas invraisemblable. Songez à ce que c’est que de vivre dans un Etat chrétien, dans un peuple chrétien, où tout est chrétien, où tous sont chrétiens. Cela ne peut-il avoir influé sur les animaux et sur ce qui, au regard des vétérinaires et des prêtres, est l’essentiel, c’est-à-dire la progéniture ? On connaît la ruse de Jacob qui, pour avoir des agneaux tachetés, mettait des bâtons tachetés dans les auges des brebis... Je ne veux rien affirmer, n’étant point du métier et je préférerais que l’on consultât un comité composé de prêtres et de vétérinaires ; mais il ne me parait pas invraisemblable que les bêtes domestiques de la Chrétienté arrivent à avoir une progéniture chrétienne. » Voilà le ton ; et c’est celui de Swift. Jamais, au Danemark du moins, on n’avait plus cruellement dénoncé, dans le Christianisme, l’écart entre l’idéal et la réalité, entre la vie religieuse primitive ou claustrale et la vie religieuse laïcisée par la Réforme et falsifiée par l’institution sociale.

Mieux vaut cent fois, pensait Kirkegaard, le libre penseur, pour qui la religion n’est que de la fantasmagorie, que le pasteur qui a tué le Christianisme et qui continue de l’enseigner sous la forme d’une idylle écœurante et d’en vivre. Mieux vaut cent fois le païen que le prêtre qui ose bénir, aux sons de la musique, l’acte réprouvé du mariage. Il a prêté serment sur l’Évangile qui recommande le célibat ; et, à moins d’être un parjure, il devrait dire aux couples d’amoureux, avec un peu de compassion pour leur faiblesse humaine : « Je suis le dernier à qui vous puissiez vous adresser. Vous adresser à moi, c’est en réalité aussi étrange que si l’on venait demander au commissaire de police comment faire pour voler. Adressez-vous plutôt à un forgeron ! Les forgerons et les amoureux n’ont pas juré sur l’Évangile. » Il entre dans cette diatribe passionnée contre le mariage beaucoup de ses amers souvenirs et de la hantise persistante du péché de son père. Avec quelle insouciance, horrible aux yeux du Christ, les hommes propagent sur la terre la misère et la damnation !

Ses sarcasmes n’épargnent rien. Les images se pressent sous sa plume fiévreuse. Le sagittaire sent la nuit qui tombe et se hâte de vider son carquois. Il en a d’une familiarité saisissante