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et puis, avant de descendre dans sa cabine, il avait dit à un vieux serviteur de la Compagnie :

— Regarde-moi un peu ces deux imbéciles ! Il faut que l’on soit devenu fou, dans nos bureaux, pour m’envoyer ici de tels échantillons ! J’ai commandé à ces gaillards de faire planter un potager, de bâtir de nouveaux magasins entourés de barrières, et d’aménager le quai de débarquement. Mais je parie que rien de tout cela ne sera fait. Ils ne sauront point par où commencer. Aussi bien ai-je toujours considéré ce comptoir comme absolument inutile, et mes deux individus sont dignes de leur poste !

— Ils se formeront sur place ! dit le vieux marin, avec un calme sourire.

— En tout cas, me voici débarrassé d’eux pour six mois ! répondit le directeur.


Restés seuls en compagnie de Makola et du petit groupe d’ouvriers indigènes qui complète le personnel du comptoir, Kayerts et Carlier s’accommodent d’abord assez bien de leur existence nouvelle. Ils ont même, les premiers jours, de louables velléités de travail, « enfonçant des clous, posant des rideaux, tâchant à rendre leur demeure habitable. » Parfois aussi ils ont le divertissement de voir arriver un groupe d’indigènes, apportant des défenses d’éléphant que Makola échange contre des produits européens. Mais bientôt l’ennui les prend, un ennui qui va désormais grandir de semaine en semaine, mêlé d’une vague nostalgie, et aggravé encore sous l’influence fatale de la fièvre. « Du matin au soir, les deux pionniers du progrès contemplaient la cour baignée de soleil. Au delà, sous la haute berge, le fleuve silencieux coulait, d’un mouvement régulier. Sur les bancs de sable, au milieu du courant, des hippopotames et des alligators dormaient côte à côte. Et puis, s’étendant à l’infini de tous côtés, autour du petit endroit déboisé qu’occupait le comptoir, d’immenses forêts muettes, où devait se cacher une vie fantastique. Les deux hommes ne comprenaient rien, ne s’intéressaient à rien, se bornant à compter les jours qui les séparaient du retour du bateau. »

Un matin, la morne quiétude de leur existence est troublée par un incident imprévu. Sous leurs yeux, mais sans qu’ils sachent de quoi il s’agit, Makola vend à un marchand d’esclaves les dix ouvriers du comptoir, — puisque, dit-il ensuite, leur présence ne servait de rien, tandis que leur vente a valu à la Compagnie un précieux surcroît de dents d’éléphant. Cette aventure, dont les deux « pionniers » se sentent confusément responsables, ajoute encore à leur ennui, en même temps qu’elle leur fait mieux apparaître leur solitude. Ils cessent peu à peu de lire, de se promener, voire de causer ; et il n’y a pas jusqu’à leur ancienne amitié qui ne finisse par se changer en une