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malveillance hargneuse. Pour comble de misère, le bateau qu’ils attendaient avec une impatience morbide n’est point venu à la date fixée, — ayant été retenu par suite d’un accident de machine. Les provisions menacent de s’épuiser, et voici que, notamment, les deux hommes n’ont plus qu’une douzaine de morceaux de sucre !

Un matin, au déjeuner, Carlier demande à Kayerts de lui donner un de ces morceaux pour sa tasse de café. Kayerts s’y refuse : car il a été convenu que le sucre aurait à être réservé pour les cas de maladie. Là-dessus, soudain, une haine féroce s’empare des deux compagnons ; ils se jettent l’un sur l’autre, se poursuivent de chambre en chambre, puis au dehors sous la véranda, et Kayerts finit par abattre Carlier d’un coup de revolver.


Après un moment de méditation, Makola dit doucement, en montrant du doigt l’homme mort, qui gisait sur le sol avec un trou profond dans la cavité de l’œil droit :

— Il est mort de fièvre !

Kayerts releva sur lui un regard vitreux.

— Oui, répéta Makola en posant un pied sur le cadavre, j’ai l’idée qu’il est mort de fièvre ! Il faudra l’enterrer demain matin.

Et puis il s’en alla lentement vers sa femme, laissant les deux hommes blancs seuls dans la maison.

La nuit vint, et toujours Kayerts restait assis dans son fauteuil d’osier. Il se tenait immobile comme s’il avait pris une dose d’opium. La violence des émotions qu’il venait de traverser avait produit en lui un sentiment de lassitude sereine. Du moins ne cessait-il pas de penser, et lui-même s’étonnait de la nouveauté de ses réflexions. Ses pensées, croyances, goûts et antipathies de naguère, les choses qu’il avait respectées et les choses qu’il avait détestées, tout cela maintenant lui apparaissait profondément misérable. Il exultait dans la possession de sa sagesse nouvelle, assis auprès de l’homme qu’il avait tué. Par instans il songeait que cet homme avait été, sûrement, une bête nuisible ; que des hommes mouraient tous les jours par milliers, — peut-être même par centaines de milliers, — et que, dans le nombre, cette mort-là n’avait aucune importance, aux yeux d’une créature pensante. Et lui, Kayerts, il était une créature pensante. Toute sa vie, jusque-là, il avait cru à une foule de sottises, comme le reste des hommes ; mais maintenant il pensait, il savait, il se trouvait en paix. Puis il essaya d’imaginer que c’était lui-même qui était mort, et que Carlier, assis à sa place, contemplait son cadavre ; et cette tentative lui réussit à tel point qu’il eut besoin d’un violent effort sur soi-même pour s’empêcher de devenir Carlier. Afin de calmer ses nerfs troublés, il se mit à siffloter un moment. Puis, tout d’un coup, il s’endormit, ou bien il crut qu’il avait dormi : mais, en tout cas, il y avait du brouillard, et quelqu’un d’autre que lui avait sifflé dans ce brouillard. Il se releva. Le jour était venu, et une lourde brume était descendue sur le pays, la brume matinale des tropiques,