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pénétrante, enveloppante, et silencieuse, la brume qui imprègne et qui tue. Kayerts se releva, vit le corps, et projeta ses bras au-dessus de sa tête avec un cri pareil à celui d’un homme qui, s’éveillant d’un évanouissement, se trouve emmuré à jamais dans un tombeau.


Cependant le bateau de la Compagnie vient enfin d’arriver. Étonné de n’apercevoir sur le quai aucun des deux fonctionnaires, le directeur s’avance vers la maison. En passant près du tombeau du premier agent, il aperçoit Kayerts pendu à la croix, par une ceinture de cuir. « Ses pieds n’étaient qu’à quelques pouces du sol ; ses bras tombaient le long de son corps ; il avait l’air de se tenir tout raide, en fonctionnaire zélé, mais avec l’une de ses joues rouges comiquement appuyée contre son épaule. Et, sans l’ombre de révérence, il tendait à son directeur une langue gonflée. »


J’ai choisi un peu au hasard l’un des contes exotiques qui ont naguère, — il y a une quinzaine d’années, — inauguré en Angleterre la réputation de M. Joseph Conrad ; mais, hélas ! sans que mon résumé trop rapide eût chance de faire sentir au lecteur français l’attrait singulier d’un récit dont l’objet principal est bien moins de nous raconter la lugubre fin des deux « pionniers du progrès » que de nous amener insensiblement à la comprendre et à la prévoir, en reconstituant sous nos yeux, par degrés, l’atmosphère fatale de solitude, d’ennui, et de haine où se trouvent enveloppés les deux compagnons. C’est avant tout par la vérité vivante, la justesse pittoresque du « détail, » que vaut l’art ingénieux et subtil de M. Conrad. Ni M. Rudyard Kipling, ni Stevenson lui-même ne réussissent aussi parfaitement à nous donner l’impression « immédiate » de ces pays tropicaux où de larges fleuves glissent sans bruit entre d’immenses forêts ténébreuses et muettes. Et le plus curieux est que, à la différence des deux autres écrivains que je citais tout à l’heure, M. Conrad ne nous donne pas cette impression, pour ainsi dire, en « peintre, » mais bien plutôt en « poète, » avec un étrange talent d’évocation quasi « musicale, » qui lui permet de substituer aux longues et complètes peintures habituelles de ses confrères l’emploi, savamment gradué, d’un petit nombre de traits « suggestifs. » Quelques touches lui suffisent pour nous procurer l’illusion de contempler réellement les décors brûlés de soleil où vivent ses pitoyables ou tragiques héros. Et pareillement les figures de ceux-ci ne nous sont jamais présentées de face, avec le plein relief des conteurs « réalistes ; » toujours M. Conrad nous force plus ou moins à les deviner, dans l’inquiétante pénombre où il les maintient. Mais d’autant