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en Pologne. Une jeune servante originaire des environs de Gnesen m’a raconté comment, un beau jour, le maître d’école de son village avait annoncé que lui seul, désormais, serait chargé de l’enseignement religieux, et que, donc, celui-ci se ferait en langue allemande. Après quoi, il avait interrogé tour à tour quatre ou cinq élèves, garçons et filles, mais qui tous étaient restés muets, ou bien avaient répondu en polonais. « Le maître d’école est devenu furieux, me disait la jeune fille, — et tout d’un coup nous l’avons vu s’élancer sur nous avec l’énorme gourdin qui lui servait de canne. Bien vite, naturellement, nous nous sommes enfuis par-dessus les bancs : mais il y avait dans notre classe un petit garçon boiteux qui marchait avec peine, et qui, d’ailleurs, aurait sans doute répondu en allemand, si le maître s’était avisé de le questionner. Ce malheureux n’avait pas bougé de sa place, lorsque nous étions partis en foule, et c’est sur lui que s’est abattue la rage insensée du maître d’école. Bientôt ceux d’entre nous qui s’étaient attardés dans la cour ont entendu un grand cri : l’enfant boiteux avait reçu le gourdin sur la tête, et était tombé sans connaissance. Pendant plusieurs jours, le médecin a désespéré de pouvoir le sauver. Son aventure nous a valu de ne plus entendre parler d’instruction religieuse toute cette semaine : mais ensuite, les interrogations ont recommencé, et, avec elles, les coups de règle, les coups de pied, sans parler des injures, qui pleuvaient sur nous avec une abondance effroyable. Deux élèves ont été envoyés, pour un an, dans une maison de correction. Les autres ont fini par céder, mais le maître d’école s’est rendu si odieux qu’il a dû intenter un procès à plusieurs habitans du village pour obtenir d’être, de nouveau, salué quand il passe dans la rue. »

Je m’arrête sur ce dernier trait, d’une authenticité parfaite, et qui nous fait voir au début du XXe siècle, dans un village de la Pologne prussienne, un recommencement merveilleux de l’histoire de Gessler. Mais comment donc le jeune soldat polonais oublierait-il, parmi toutes les marques d’amitié dont le comblent aujourd’hui ses chefs, les coups de gourdin de son maître d’école, et son propre séjour dans une maison de correction, et le procès dont ses parens et lui se sont vus menacés, s’ils manquaient à saluer leur savant tortionnaire ? Rappelle-toi, petit soldat polonais, et sache bien reconnaître ton véritable ennemi !


T. DE WYZEWA.