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qu’on vous verrait sitôt après courir sur les routes du Haut-Rhin, résistant admirablement à ces pérégrinations improvisées !

La soupe du soir cuit posée sur deux pierres sur un feu de brindilles en plein air ; nos troupiers savent presque toujours faire un appétissant chef-d’œuvre : il y a toujours dans une escouade au moins un cuisinier de talent, et je gage qu’on y mange plus finement en moyenne que dans un mess de colonels allemands. Après la soupe, c’est, soit le couchage, soit la garde. Le premier a lieu dans un lit quand, par faveur spéciale, on en trouve un, plus souvent dans la paille ou le foin, le grand manteau servant de couverture. J’ai passé ainsi de fort bonnes nuits, et quand je me réveillais le matin au milieu d’un rêve relatif aux petites niaiseries où l’on vivait il y a encore quelques semaines, je me demandais en me frottant les yeux si ce rêve était fini ou bien s’il commençait. Une bonne ablution à l’eau fraîche et au savon le torse nu, à la proche fontaine, et on est plus dispos que si on sortait du lit de Louis XIV. Puis, c’est le bon café, le « jus, » comme on dit dans la langue technique. Il est toujours délicieux.

Les nuits de faction sont moins reposantes. Le sabre au clair dans le pli de l’épaule, le revolver chargé dans son étui, à dessein entr’ouvert, ce sont les cent pas mille fois répétés, sous les étoiles qui clignotent et ne reconnaissent plus leur humble serviteur, ou sous la pluie qui, comme par des gargouilles de drap, dégringole le long des plis du long manteau cavalier dont elle n’arrive jamais à traverser la merveilleuse étoffe. Parfois un pas qui s’approche, une auto qu’il faut arrêter, prêt à tirer si on ne donne le mot, rompent la mélancolique promenade. Sur les routes on relève aux auberges des enseignes pittoresques comme celle-ci : « Au pneu crevé. »

J’ai gardé un souvenir particulièrement charmant du cantonnement de Giromagny, petite ville du Haut-Rhin, posée au pied du Ballon d’Alsace, sur les derniers contreforts des Vosges, au bord de la trouée de Belfort où elle fait pendant à cette place forte. À notre arrivée, les habitants s’emparent positivement de nous ; l’un m’emmène dîner, l’autre tient absolument à me loger ; il en est qui nous offrent des couvre-nuques, mille friandises. Les braves gens qui m’ont accueilli, — je devrais dire : fait prisonnier, — de notables commerçans du bourg, ont pour