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IMPRESSIONS d’un COMBATTANT.

moi des délicatesses qu’on ne saurait imaginer. Leur maison a ce confort vétuste que l’on ne trouve plus qu’au fond des lointaines provinces ; elle est « heimlich, » comme dit un mot que connaissent bien les Alsaciens, qui manque à notre langue et qui serait l’adjectif correspondant à « home. »

On sent qu’on les blesserait si on n’acceptait pas bénévolement tout cela, et si on avait seulement la pensée de vouloir les en dédommager. Aussi on se laisse faire. Dans ce cantonnement et les suivans, où nous étions assez près de l’ennemi et où la musique grave du canon était presque ininterrompue, les factions nocturnes avaient quelque chose d’assez impressionnant : tous les accès du village barrés par les grands chars à échelle du pays, mis en travers de la route, l’oreille attentive au moindre bruit, le revolver à portée du poing, on se sent tendu de tout son être vers le danger possible ; l’intensité de chaque sensation en est décuplée.

Dans le bureau de tabac de la Grand’Place, la buraliste, qui tient absolument à m’offrir un cigare, me dit qu’elle était déjà là en 1870, dans le même bureau où rien n’est changé. « J’avais dix-huit ans, les uhlans sont arrivés par ce petit pont, là, en face ; ils nous ont acheté du tabac qu’ils ont payé poliment. Mais, le lendemain, sont arrivées les autres troupes en masse pour l’envahissement de Belfort, qui ont dévalisé les maisons inhabitées. Nous logions trois réservistes allemands qui passaient leur temps à verser de vraies larmes sur leurs femme et enfants et à nous apporter de gros blocs de viande qu’il fallait cuire avec une sauce à la farine et beaucoup de pommes de terre. AprèsVillersexel, quand les autres sont arrivés, enragés, pillant tout, ils ont protégé notre maison en disant que nous avions la petite vérole… »

Réflexion d’une bonne femme entendue pendant que je monte la faction : « On n’est déjà pas pour si longtemps sur la terre et les Puissances nous massacrent. Si toute la terre était de même (sic), ça n’arriverait pas. » Il y a du sens dans cette remarque si naïvement formulée. Arrivent les restans d’un bataillon du ***me d’infanterie, qui a été quelque peu éprouvé entre Cernay et Thann. Ils nous disent leurs impressions : j’en reparlerai quelque jour.

Le 13 août, un habitant me passe un journal de Paris de l’avant-veille, aubaine inespérée et longtemps attendue. Je n’y