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déjà le « khagan » des Avares, lors du siège de 625, l’avait exécutée. Quatorze ans avant le grand siège, les Vénitiens avaient ainsi fait passer une escadre de l’Adige dans le lac de Garde, et l’archevêque Léonard de Chio, l’un des chroniqueurs du siège, nous dit que ce fut le même ingénieur vénitien qui dirigea les travaux pour le Sultan Mahomet II. L’opération est moins prodigieuse qu’elle n’en a l’air. Les bateaux turcs étaient des bâtimens légers appelés « fustes, » sortes de grandes barques à rames, qu’il ne fut pas très difficile de tirer hors de l’eau, d’installer dans une sorte de forme en bois et de faire glisser, à grand renfort de bœufs et de bras d’hommes, sur un plancher graissé recouvrant le sol et formant une sorte de chemin artificiel. Ce qui est étonnant, c’est la célérité et l’ordre avec lesquels l’opération fut conduite, sous les yeux du Sultan lui-même. A l’aube du 22 avril, les Génois de Galata et les Grecs, du haut de leurs remparts, purent voir avec stupeur soixante-dix navires turcs grimper la côte abrupte, au son des fifres et des tambours, redescendre l’autre pente et flotter dans la Corne d’Or. Cette manœuvre audacieuse obligea les Grecs à garnir de défenseurs le rempart du côté de la Corne d’Or et à tenir au complet les équipages des navires. Toutefois, cette grave complication ne leur enleva pas la supériorité navale ; les navires turcs restèrent dans la Corne d’Or sans oser attaquer les gros bateaux génois et vénitiens. Ceux-ci gardèrent si bien la maîtrise de la mer qu’au moment où la ville fut prise, ils purent mettre à la voile et s’en aller sans être inquiétés. Il est certain que si Constantin XI eût été un lâche, il aurait pu facilement s’enfuir par mer et éviter son tragique destin.

Les deux adversaires, dans ce grand duel de deux civilisations et de deux races, furent vraiment dignes l’un de l’autre. Celui qui allait porter dans l’histoire le titre de « Sultan Fatih » n’avait que vingt-cinq ans. Depuis son avènement, une pensée unique occupait son esprit : Constantinople. Toutes les facultés de son intelligence, toutes les énergies de son être, étaient tendues vers ce but suprême. M. Schlumberger nous montre bien comment il avait patiemment préparé, par une campagne diplomatique très habile et par un intense entraînement militaire, la redoutable entreprise où il voulait immortaliser son nom. Le Prophète avait dit que le plus grand prince de l’Islam serait celui qui prendrait Constantinople ; il voulut être celui-là :