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intellectuel. Il était persuadé que la culture est pour l’esprit non pas un ornement, mais une force. Il lisait beaucoup de livres et de ceux qui exigent le plus d’effort : en campagne, on avait beaucoup de chances de trouver dans son paquetage un Pascal ou un Spinoza. Il recherchait la conversation des hommes éminens : le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé, Ferdinand Brunetière faisaient grand cas de cet interlocuteur si intelligent, si sérieux et si modeste. Nullement officier de salon, il fuyait les papotages mondains. Au contraire, dans un cercle intime, en confiance avec des esprits qu’il sentait frères du sien, il aimait à agiter les problèmes dont sa pensée, naturellement tournée vers la philosophie, était sans cesse préoccupée. Alors une flamme s’allumait dans ses yeux, et sa voix, légèrement voilée, avait des intonations si pénétrantes ! Une teinte de mélancolie nuançait ses propos, comme on voyait à sa lèvre, sous la longue moustache, un pli d’amertume. Lui-même en a indiqué la cause : « Malgré nous, nous tombons dans la mélancolie propre à ceux de notre génération : nous sommes nés avant 1870 ; les lendemains de la guerre nous ont fait une sombre enfance. » Cette mélancolie est bien celle de l’officier sans cesse ramené, par le souci même de sa profession, au souvenir de nos désastres. L’âme française ne pourra être libérée que lorsque se sera dissipé le cauchemar de l’hégémonie allemande. C’est cet espoir d’une délivrance qui poussait à la frontière le colonel Mahon et qui a entretenu en lui jusqu’au bout la sainte exaltation...

Cette volonté de l’action et ce goût de la pensée, ce complet dévouement à sa tâche et ce désir de se mêler à la vie commune, cette noblesse d’âme, cette finesse de nature, cette dignité de vie, cette simplicité de manières, cette bonne grâce, ce mélange enfin des meilleures qualités de notre race évoquera, pour les amis de Patrice Mahon, le souvenir de celui qu’ils ont aimé. Mais ceux même qui ne l’ont pas connu devineront que le portrait est ressemblant. Car je ne m’étais proposé que de tracer une image individuelle ; mais il se trouve qu’elle personnifie toute une catégorie. Les yeux fixés sur celui qui vient d’offrir sa poitrine aux balles allemandes, j’ai dessiné sans y tâcher le type accompli de l’officier français d’aujourd’hui.

Or ce soldat était né écrivain. Il avait reçu en naissant ce don, qui est en même temps un besoin, d’analyser ses impressions, de traduire sa pensée en images pour se la mettre à soi-même sous les yeux et la communiquer aux autres. Cela aussi était chez lui une vocation. Il ne crut pas qu’elle fût incompatible avec la vocation militaire. Il ne lui sembla pas nécessaire de transposer le vers célèbre et de dire,