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en simple prose : j’aurais été littérateur, si je n’étais soldat. Le souvenir lui revint d’officiers qui s’étaient fait, dans le monde des lettres, une assez jolie place, Stendhal, surtout Alfred de Vigny, qui fut son maître à penser comme Mérimée fut son maître à écrire, qu’il prit pour modèle, et avec qui il avait plus d’une analogie : même conception de la grandeur et de la servitude militaire, même élévation de sentimens, même stoïcisme un peu triste. Il est vrai que Vigny comme Stendhal n’avait fait que passer par l’armée ; Patrice Mahon entendait bien y rester. Mais dans la vie de l’officier, même le plus laborieux, il y a des instans de loisir. Ce furent ces « loisirs, » — Vauban disait : oisivetés, — que Patrice Mahon consacra à cet autre métier, celui d’écrire, qui semble, aux tâcherons de lettres que nous sommes, si absorbant et qui fut pour lui un repos, une distraction, un affranchissement de la pensée. La littérature fut pour lui la fleur qu’on respire et dont le parfum vous rafraîchit dans une randonnée fatigante, La comparaison est de lui : volontiers il donnait à ses idées un tour poétique. En manœuvres, il fit la rencontre d’une jeune femme qui, s’étant postée sur son passage, lui tendit son enfant et lui offrit une rose. Il vit dans cette offrande parfumée le symbole même de sa vie « orientée vers la guerre, et pourtant vouée au beau. » Heureuse trouvaille d’expression, formule concise et brillante qui résume la double inspiration de cette carrière et qu’on pourrait mettre en épigraphe à l’œuvre tout entière de l’officier écrivain. La littérature, c’était encore pour lui la fenêtre ouverte sur les libres espaces. Certain jour, occupé à la solution d’un problème de balistique, il s’était isolé au bord de la mer. « Je me suis installé, pour dessiner mon appareil, dans une casemate, et, par l’embrasure qui est ma fenêtre, j’ai vue sur la berge, les navires, les barques^ les mouettes, le rire innombrable des flots. Voilà ma vie : être attaché de tout cœur aux besognes du métier et garder pourtant une petite lucarne ouverte sur le beau et sur l’éternel. » Aussi bien, la littérature, à la façon dont il la comprenait, ne le détournait pas de son métier d’officier ; elle lui était un moyen d’en rechercher le sens pour lui-même, et de l’expliquer aux profanes. Cette préoccupation est celle à laquelle il revient sans cesse. Même dans la partie imaginative de ses livres, je ne crois pas qu’il ait écrit une ligne qui ne s’y rapporte. L’armée, celle d’aujourd’hui, celle d’hier, l’armée dans sa continuité vivante, est le personnage collectif, la grande figure centrale à laquelle aboutissent toutes les avenues dans cette œuvre d’enthousiasme et de réflexion, œuvre de bonne foi et œuvre de foi.