Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 23.djvu/237

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’est fatal, rien n’est religieux comme la marche d’un régiment russe : un magnétisme étrange mène cette masse ferrée. » Plus loin, voyons rouler ce torrent, se ruer cette force qui va : une charge de Cosaques : « Leurs petits chevaux, braqués sur le mors, courent d’une allure égale et battent le sol meuble avec leurs sabots non ferrés ; passent les cavaliers sombres, sans bruit, car l’équipement du cosaque est fait de choses molles et qui ne cliquettent pas ; puis les longues queues poudreuses pendent parallèlement, les croupes baies s’éloignent, mur vivant où chatoient des reflets mordorés. Les six sotnias ont ainsi défilé successivement ; elles vont plus loin converser, se ployer, et traverser avec cette élégante instabilité qui est le propre de la cavalerie. Revenues à la fin en colonne serrée, leur masse frémit et bout comme dans un vase trop étroit ; elle voudrait s’étendre et se répandre, et tout d’un coup, — des voix qui commandent, des bras qui se lèvent — elle déborde en effet de droite et de gauche avec un bruit de houle elle se déverse avec cette extrême vitesse, normale pour le cosaque ; c’est maintenant une charge puissante qui roule et qui gronde vers nous... Grand tableau, que jamais escadrons français ne verront plus, j’espère. » Tableau de violence irrésistible, mais aussi de salut, que nos vœux appellent, au contraire, dans l’espoir que l’envahisseur succombera entre la double poussée des masses russes et des escadrons français.

De cet ensemble d’écrits il serait facile de dégager des idées générales sur l’armée, sur le rôle de l’officier, une philosophie de la guerre. Art Roë a écrit quelque part cette phrase si juste : « Un peu de philosophie éloigne peut-être de l’armée, mais il est bien certain que beaucoup de philosophie y ramène. » Il voyait dans l’armée l’image d’une société complète, sinon de la société idéale. Il y trouvait l’école des meilleures vertus. C’est pourquoi il se réjouissait que la nation tout entière passât par ses rangs : à ses yeux, c’était elle l’éducatrice, à qui nous envoyons nos enfans, et qui nous rend des hommes. Non du tout qu’il partageât la chimère des dangereux utopistes qui, persuadés que l’ère des batailles était à jamais fermée, rêvaient d’une sorte d’armée civile où l’officier enseignerait au soldat toutes les sciences, hors celle de se battre. Lui, au contraire, n’envisageait l’armée qu’en fonction des combats futurs. C’était le thème de ses entretiens avec Dragomirov. L’association militaire, disaient-ils, n’est qu’une assurance mutuelle contre le danger extérieur ; en échange d’une part de la sécurité commune, chacun des contractans engage une part de sa liberté : la discipline, l’uniforme, les fatigues,