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Je parlais, tout à l’heure, de la rudesse et de la brutalité qui persistent et s’affirment plus que jamais dans l’âme de notre peuple. Ces défauts se rencontrent à tous les degrés de la société allemande, depuis les couches les plus basses jusqu’à celles qui se prétendent les plus « cultivées. » Les étudians qui, à Iéna, il y a quelques années, se sont amusés à jeter dans la rue tout le mobilier d’un certain nombre d’hôtels ou de « pensions meublées » de la ville, ou bien encore ces « nourrissons des muses » qui, chaque jour, dans nos villes d’université, se font un principe d’insulter toute femme qu’ils rencontrent marchant ou voyageant seule, ces jeunes gens de « bonne famille » ne se placent-ils pas exactement au même niveau que la horde de « calicots » ou d’employés de bureau qui, chaque jour également, se vantent d’avoir réussi à saccager un jardin public ou privé, comme aussi au même niveau que cette bande d’ouvriers qui, apercevant devant soi des femmes ou des jeunes filles du « monde, » ne manquent pas d’entonner plus ou moins bruyamment une chanson obscène ?

Et, circonstance aggravante, il se trouve toujours chez nous des personnes disposées à juger avec une indulgence extrême de semblables méfaits, surtout lorsqu’il s’agit de notre jeunesse universitaire, en invoquant pour eux l’excuse de l’alcool. Comme si l’on pouvait mettre au compte de l’alcool des actes d’une barbarie aussi systématique, aussi évidemment issus du plus profond de l’être qui se complaît à les accomplir ! A Paris aussi et en Angleterre, l’alcoolisme sévit : mais qui donc y entend parler de pratiques de vandalisme ou de monstrueuse grossièreté comme celles qui, chez nous, font quasiment partie obligée de tout programme de divertissement un peu « relevé ? » Je me souviens, à ce propos, de ces Italiens qui, à Paris, exposent et vendent leurs figurines de plâtre sur le parapet du Pont-Neuf. Souvent je les ai vus se tenir à quelque distance de leur étalage, ou même s’absenter pendant un quart d’heure, sans qu’il vint à l’idée de personne de briser à dessein, pour le plaisir, une seule de leurs légères et fragiles statuettes. Pareille chose serait absolument impossible à Berlin.


Oui, certes, ici encore tous mes humbles souvenirs personnels se réunissent pour confirmer le témoignage de M. Curt Wigand ! Et pareillement l’épisode de ma jeunesse, que je racontais il y a quinze jours, ne se trouve-t-il pas en partie expliqué par la définition que nous offre ensuite l’écrivain allemand d’un sentiment qui pourrait bien, en effet, appartenir en propre aux compatriotes de mon terrible vieux chef de gare de Cologne ?


Je dois signaler encore quelques dernières particularités distinctives du caractère allemand. Si le mot allemand Schadenfreude (joie de nuire) n’a pas d’équivalent dans la langue des autres nations, qui sont forcées de recourir à une périphrase pour exprimer ce plaisir méchant que nous procure la vue du malheur d’autrui, — ou, plus exactement, le plaisir que nous procure la conscience d’avoir causé le malheur d’autrui, — ce n’est