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ici très loin de l’affirmation qu’aimait à répéter Bismarck, que l’Allemagne était une nation rassasiée, saturée. Ayant atteint l’objet de son long effort historique, elle était devenue la nation conservatrice par excellence. Quel que soit son respect pour Bismarck, le prince de Bülow n’hésite pas à dire combien cette vue lui parait bornée. Elle était bonne autrefois, elle ne saurait suffire aujourd’hui : l’Allemagne ne peut plus se contenter de ce que M. de Bülow appelle dédaigneusement « la béate existence d’un Etat continental. » Il lui reste infiniment à entreprendre et à réaliser : il lui reste à faire sur mer ce qu’elle a fait sur terre et à devenir la plus grande puissance maritime et commerciale du monde comme elle est la plus grande puissance politique et militaire de l’Europe. Alors seulement ses destinées seront accomplies. Telle est la conception de M. de Bülow, et ce n’est pas elle qui nous étonne, mais bien la conclusion qu’il en tire, car c’est exactement celle de Bismarck, à savoir : que l’Allemagne est la nation la plus conservatrice qui existe, la plus pacifique, la plus rassurante pour la tranquillité de l’univers. Nous ne nous y attendions guère et les faits n’ont pas tardé adonner à M. de Bülow un sanglant démenti. Il n’était d’ailleurs pas lui-même assez sûr de sa thèse pour n’avoir pas pris ses précautions contre les surprises possibles. La philosophie de son livre est tout entière dans la phrase suivante que nous en extrayons et qui a aussi frappé M. de Selves : « Un événement qu’il faut faire entrer dans tout calcul politique, c’est la guerre. Nul homme sensé ne la désire. Tout gouvernement consciencieux cherche de toutes ses forces à l’empêcher aussi longtemps que l’honneur et les intérêts vitaux de la nation le permettent. Mais tout Etat doit être dirigé dans toutes ses parties comme si, demain, il devait avoir une guerre à soutenir. » Cela est vrai, nous ne le voyons que trop, même pour les nations et les gouvernemens les plus sincèrement pacifiques, à plus forte raison pour ceux qu’une politique de proie pousse fatalement sur les champs de bataille. L’Allemagne n’avait pas besoin qu’on le lui rappelât.

Le livre de M. de Bülow est un document très précieux, et nul n’en sera surpris. Diplomate de profession, élève de Bismarck et le meilleur sans doute, instruit par l’étude, la pratique des hommes, l’expérience des choses et doué d’une parole séduisante, longtemps l’homme de confiance de l’empereur Guillaume,