Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 23.djvu/278

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’hymne de victoire que chante glorieusement, mais prématurément M. de Bülow montre combien un homme même très intelligent peut, sous l’obsession d’une idée fixe, mal interpréter les faits qu’il raconte avec une exactitude apparente. Les faits qu’il raconte sont, en effet, littéralement exacts, et cependant on peut dire du passage que nous venons de citer : autant de mots, autant d’erreurs. M. de Bülow n’a pas compris les sentimens qu’ont éprouvés alors les diverses Puissances et dont leur attitude s’est inspirée. De la France, par exemple, il dit qu’elle resta dans l’expectative et ne se montra pas désobligeante pour l’Allemagne. Pourquoi se serait-elle montrée désobligeante pour l’Allemagne, puisqu’elle restait dans l’expectative, et pourquoi est-elle restée dans l’expectative, sinon parce la Russie y restait elle-même ? La Russie avait pour cela les raisons très fortes que nous avons dites. Dès lors, la France et l’Angleterre, qui n’aspiraient pas à jouer le premier rôle dans les affaires slaves, devaient naturellement s’abstenir. Elles n’avaient pas à se demander si elles exposeraient ou non leurs os pour autrui, puisque autrui, c’est-à-dire la Russie, ne jugeait pas le moment venu d’exposer les siens. Mais certes, si la Russie avait eu un sentiment et une volonté contraires et si elle avait persisté dans la voie où elle s’était d’abord engagée, la France ne l’y aurait pas abandonnée. Elle aurait fait alors ce qu’elle a fait depuis, elle aurait rempli ses devoirs d’alliée. L’Angleterre n’avait pas les mêmes engagemens, et nous ne pouvons pas parler aussi sûrement pour elle que pour nous : elle aurait agi suivant ses intérêts, que M. de Bülow connaît si bien. Une grande guerre aurait éclaté dès ce moment. Nous sommes heureux qu’elle ne l’ait point fait, parce que les conditions actuelles sont bien meilleures qu’elles ne l’auraient été alors, mais nos dispositions étaient les mêmes qu’aujourd’hui. Et c’est ce dont M. de Bülow n’a pas eu conscience. Il n’a pas senti que la patience du monde était déjà à bout et qu’il serait imprudent de la mettre une fois de plus à l’épreuve. Il a cru que ce qu’il appelle la politique d’encerclement avait vécu, et que l’union de la France, de la Russie et de l’Angleterre avait été frappée d’un coup dont elle ne se relèverait pas. Et il a écrit comme conclusion à son étude cette phrase triomphante, arrogante comme un défi : « La tentative de donner à l’antagonisme anglo-allemand l’ampleur d’un système général de politique internationale ne se produira plus. Et, si on y revenait, on serait