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Baraglioul ; et tel serait Julius lui-même, s’il ne se paralysait de logique. Or, un jour, Julius a comme une illumination de vérité : si peut-être son œuvre ne valait rien ? Doute cruel ! si peut-être ses livres et sa vie même n’avaient pas de réalité authentique ? C’est bien cela ; et il croit qu’il va secouer ses manies : il voit devant lui le champ libre. « Comprenez-vous (demande-t-il à Lafcadio) ce que veulent dire ces mots : le champ libre ? Je me dis qu’il l’était déjà ; je me répète qu’il l’est toujours, et que seules jusqu’à présent m’obligeaient d’impures considérations de carrière, de public et de juges ingrats dont le poète espère en vain récompense. Désormais je n’attends plus rien que de moi. Désormais j’attends tout de moi ; j’attends tout de l’homme sincère ; et j’exige n’importe quoi ; puisque aussi bien je pressens les plus étranges possibilités en moi-même... » Il ajoute : « Puisque ce n’est que sur le papier, j’ose leur donner cours ! » Délicieuse remarque ; et la plaisante phrase ! Elle atteste la pusillanimité durable de Julius et, plus sérieusement, le véritable office de la littérature. Si, dans l’existence quotidienne, vous n’êtes pas libre facilement (timidité, ou de bonnes raisons), ayez au moins la littérature pour ce qu’elle est, un stratagème de liberté spirituelle.

Julius de Baraglioul, au moment de sa révolte, comprend sa faute, sa double faute. Premièrement, il s’est trompé dans la psychologie : et il a cru que les âmes étaient, en somme, des lieux où il se fait de la logique. Pas du tout ! et, la prochaine fois, il inventera un personnage très actif et qui n’ait pas de motifs à son activité, mettons, un criminel et dont le crime soit « parfaitement immotivé. » C’est Lafcadio !... Et : — Très bien (répond Lafcadio) ; je n’y vois pas de difficulté ; « romancier, qui vous empêche ? et, du moment qu’on imagine, d’imaginer tout à souhait ? « Julius a beau dire, il ne peut se résoudre, s’il ne motive pas le crime, à ne pas motiver le criminel. Et telle est sa marotte ; et, comme il a manqué le roman de Juste-Agénor, il manquera le roman de Lafcadio. Julius déplorable !... Secondement, s’il a péché dans ses livres, c’est qu’il pèche continuellement dans sa vie selon le mode pharisien. Et il dit à Lafcadio, avec une bonne foi ridicule et qui vous désarme cependant : « Vous ne sauriez croire, vous qui n’êtes pas du métier... » car il est tout engoncé de pédantisme. professionnel... « combien une éthique erronée empêche le libre développement de la faculté créatrice. La logique, la conséquence, que j’exigeais de mes personnages, pour la mieux assurer, je l’exigeais d’abord de moi-même ; et cela n’était pas naturel. Nous vivons contrefaits, plutôt que de ne pas ressembler au portrait que