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nous avons tracé de nous d’abord ; c’est absurde : ce faisant, nous risquons de fausser le meilleur ! » Ainsi se réunissent les torts littéraires et les inconvéniens moraux de Julius : son esthétique dépend de son éthique ; prenons-y garde. Et nous croyions ne parler que littérature : s’ensuit une morale. M. André Gide est un moraliste. Pourtant, je citais de lui cette maxime selon laquelle l’œuvre d’art ne doit et ne peut rien prouver sans tricherie. Mais il est un moraliste dans tous ses livres, depuis ce premier manuel ou introduction à la vie pensive et ardente, les Cahiers d’André Walter, et dans ce poème de pédagogie passionnée, les Nourritures terrestres, et dans l’Immoraliste que j’aime à peine, et dans la Porte étroite et Isabelle, qui me semblent deux rares chefs-d’œuvres, et dans la merveille de l’Enfant prodigue, et dans ces trois soties, Paludes, le Prométhée mal enchaîné, les Caves du Vatican. Je dis un moraliste ; et j’entends un écrivain qui toujours médite sur le plus parfait arrangement de la vie. Il ne contredit pas son principe : et méditer n’est pas prouver. Ou bien, s’il se contredit, je me figure qu’il n’en souffre guère ; et c’est là une liberté que son éthique ne lui défend pas.

Son éthique, la preste caricature de ce malheureux Julius nous la révèle, après la caricature d’Anthime. Quel est le péché grave de Julius ? Macbeth avait tué le sommeil ; et Julius, ah ! plus coupable encore, a tué la spontanéité : c’est tout le ressort de la vie. C’en est la sève et, bientôt, la fleur ; c’en est l’âme vive et c’en est la flamme ; c’en est le courage et la beauté. Mais on nous propose un modèle : ce Lafcadio, cet aventurier ? Un peu d’aventure, dans votre vie morne ! Ce Lafcadio, ce meurtrier ? Tuez donc en vous le vieil homme ! tuez en vous, très souvent, cet homme qui vieillit et qui ne sait plus accueillir les nouvelles journées !... Du reste, non, Lafcadio n’est pas un modèle qu’on vous propose ; mais, en contraste avec Julius, il est une gaie image de la spontanéité, vertu précieuse.

Une littérature qui a perdu sa spontanéité, quel ennui ! Et une littérature ennuyeuse, quel désastre ! Au surplus, quoi qu’il en soit de la morale que M. Gide a enfermée dans ses divers traités dogmatiques ou ironiques, ne lui sait-on pas gré de réclamer sans cesse, pour la littérature, le droit au plaisir, et même le devoir du plaisir. Nous avons des écrivains éminens ou notoires qui omettent ce paragraphe premier du catéchisme littéraire ; et ils guindent la littérature : ah ! comme ils l’ont guindée ! Cela, qu’on y pense, est contraire à tout l’usage ancien de nos bons auteurs, si allègres, à toute leur tradition de verve, d’audace, et quelquefois d’impertinence, et toujours de