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connue, me disait : « Vous ne pouvez vous douter de ce que cet homme a été pour ceux de ma génération. Vraiment nous avons eu en lui notre professeur d’héroïsme. » C’est là ce que je voudrais montrer. Après cela, sera-t-il besoin d’insister sur les bizarreries de forme et les manies de style où se complaisait Péguy, sur les étrangetés, en. partie voulues, de son œuvre ? Tout le monde les connaît : je ne les ignore, ni ne les dissimule. Mais ce n’était que le dehors : à l’heure où nous sommes, c’est au dedans qu’il faut regarder. En littérature comme ailleurs, la mort est la grande maîtresse, l’incomparable ouvrière de vérité. Elle rétablit la tranquillité des lignes. Elle révèle le sens profond. Elle dégage l’idée. Elle met l’âme en liberté.

Charles Péguy était né parmi les humbles : cette humilité de ses origines est un trait essentiel de sa biographie. Ses parens, ses grands-parens, sont des vignerons de l’Orléanais. Il a su sentir et comprendre, avec cette intensité de sentiment, avec cette insistance de compréhension qui sont sa marque, la noblesse de cette vie paysanne, la grandeur et la sainteté de la tradition française inscrite sur notre sol, conservée par les familles qui vivent tout près de lui. Il parle de ses « aïeux » comme ferait un aristocrate. Ces aïeux ce sont les vignerons de Vennecy et de Saint-Jean-de-Braye, de Chécy, de Bon et de Mardré, qui sur les buissons de la forêt d’Orléans et sur les sables de la Loire conquirent tant d’arpens de bonne vigne ; ce sont les femmes au battoir qui lavaient la lessive à la rivière ; c’est la grand’mère, qui gardait les vaches, qui ne savait ni lire ni écrire, à qui son petit-fils s’honore de tout devoir, tout ce qu’il est. Et il a raison : c’est bien une « aristocratie, » celle de la race continuée sur un même endroit du sol, celle de la pureté du sang transmis des parens aux enfans sans aucun mélange d’une sève étrangère. A la campagne, parmi des travaux qui suivent le rythme de l’éternelle nature et non les caprices de nos modes passagères, ni les choses, ni les gens ne changent guère : on y compte par siècles comme, parmi nous, on compte par années. Sur ce coin de terre où il a vu peiner tous les siens, Péguy a connu directement l’ancienne France, il a vu de ses yeux toujours vivant autour de lui le passé de la France. Cela jusqu’au jour où la révolution économique et morale de ces dernières années vint tout bouleverser, exerçant ses ravages jusqu’au fond des campagnes. « Une ferme en Beauce, encore après la guerre, était infiniment plus près d’une ferme gallo-romaine, de la même ferme gallo-romaine, pour les mœurs, pour le statut, pour le sérieux, pour la gravité, pour la structure même et l’institution, pour la dignité