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mieux que personne, peut-être ; et je dirais volontiers que son seul tort est de connaître ce monde depuis si longtemps, de l’avoir si assidûment pratiqué et observé, que son propre goût naturel a désormais perdu le pouvoir d’en être offusqué. Car pour ce qui est du caractère et de la conduite de ses personnages, n’est-il pas vrai que ce qu’il nous en révèle aurait de quoi servir d’ « illustration » aux jugemens plus généraux de M. Curt Wigand, tels que je les citais ici l’autre jour ? N’est-ce point la même grossièreté et laideur morale, résultant d’un débordement sans contrainte des plus bas instincts de la nature humaine ? Et l’impression dominante que nous éprouvons en face de ces personnages de M. von Schlicht ne se résume-t-elle pas dans le mot de « dégénérescence, » qui résumait également, comme on l’a vu, l’émouvant réquisitoire patriotique de M. Wigand ? Que l’on confronte, par exemple, la figure du fusilier Tewsen avec l’image que nous nous étions toujours faite, jusqu’ici, du paysan ou du soldat allemand ! L’horizon intellectuel n’a guère changé, — car il faut savoir qu’il n’y a pas jusqu’au « malin » Tewsen qui ne nous laisse deviner une profonde bêtise, dans les lettres qu’il écrit pour son propre compte ou pour celui de ses « bonnes amies : » — mais que sont devenues l’ancienne probité et l’ancienne rêverie, toutes les manifestations traditionnelles du gemüth germanique [1] ? Et, semblablement, quel abîme entre l’ancien idéal de la vie allemande, dans les classes supérieures de la société, et celui qui inspire les différens membres de la famille von Traubach ! Je ne parle pas simplement de l’égoïsme éhonté et quasi inconscient qu’attestait, tout à l’heure, l’attitude de la femme et de la fille du général en présence d’une nouvelle qui aurait fait bondir de joie le cœur de la Française la plus apathique : mais dans toutes les aspirations et dans toutes les jouissances de ces « raffinés, » quel triomphe écœurant de la « matière, » quelle platitude sensuelle et prosaïque, et combien tout cela nous transporte loin des touchantes peintures de Mme de Staël ! Comment s’étonner, après cela, de l’affirmation toute récente d’un rédacteur de la Deutsche Rundschau, assurant

  1. J’ajouterai que tous les jours, depuis deux mois, les journaux populaires allemands rapportent à leurs lecteurs émerveillés de nouveaux exploits accomplis, en Belgique ou chez nous, par de malins « héros » de l’espèce du fusilier Tewsen. Ce matin encore, le Daily Mail empruntait à l’un de ces journaux le récit de l’aventure de deux dragons westphaliens qui, se voyant surpris par un petit groupe de nos fantassins, « ont fait semblant de se rendre, » et puis, au moment où le sergent français s’approchait pour prendre les carabines qu’ils paraissaient vouloir lui livrer, lui ont fait sauter la cervelle et se sont enfuis. Le récit est intitulé : Ein kühner Reiterstückchen, « un ingénieux petit tour de cavaliers. »