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que « l’on ne trouverait plus aujourd’hui en Allemagne 2 000 personnes dont l’esprit et le cœur fussent demeurés fidèles à l’ancien idéal de Goethe, tout-puissant sur les âmes allemandes d’il y a encore cinquante ans ? »


« Dégénérescence, » telle est aussi, comme je le disais le mois passé, la conclusion qui ressort d’un roman de Carry Brachvogel, Les Héritiers : à cela près que, cette fois, l’auteur admet expressément l’infériorité intellectuelle et morale de l’Allemagne d’aujourd’hui vis-à-vis de celle de jadis, tandis qu’il paraît bien que M. von Schlicht, au contraire, regarde sa Centa von Traubach et son fusilier Tewsen comme des fruits d’une « culture » sensiblement supérieure à celle qui produisait naguère les Charlotte et les Gretchen, les chevaleresques héros de Schiller et les personnages délicieusement ingénus des idylles campagnardes de Frédéric Reuter. Après quoi, ainsi que je le disais encore, l’auteur des Héritiers se met en devoir de rechercher les causes de cette déchéance de la société allemande contemporaine ; et J’ajouterai tout de suite que la solution qu’il apporte au problème nous est d’avance suggérée par le titre de son roman. Les « héritiers », dont il nous expose l’émouvante destinée, ce sont précisément les pareils des von Traubach et des Heinrich Tewsen, comme aussi de ces officiers et de ces soldats que nous décrivait, l’autre jour, l’instructive brochure du capitaine Pommer. Ou, pour mieux dire, c’est toute la société allemande de maintenant qui se trouve contrainte à porter, sur ses faibles épaules, l’ « héritage » de la victoire de 1870 ; et sous ce poids trop lourd, voici que, de plus en plus, elle perd pied et s’affaisse, — sauf pour elle à puiser un surcroît de vigueur factice dans l’abus d’excitans passagers et malsains !

Fils d’humbles artisan de la Westphalie, Karl Stackmann a eu la chance inespérée d’épouser la veuve d’un fabricant de couleurs dans la maison duquel son intelligence et son zèle lui avaient valu déjà de s’élever au rang de contremaître. Son mariage a eu lieu à la veille même de la campagne franco-prussienne ; et bientôt « l’élan colossal de prospérité et de développement industriels qui était né de la victoire des armées allemandes » a fait de lui quelque chose comme un « roi de la couleur, » l’un des plus riches et importans personnages de l’Allemagne nouvelle. Lui-même, cependant, s’est d’abord assez heureusement accommodé de sa brusque fortune, conservant parmi le luxe pompeux de son palazzo ses vertus natives d’énergie plébéienne, d’âpre ténacité, d’attachement aux croyances religieuses et aux scrupules